Programme analytique sur l’argumentation judiciaire en droit du travail. La justification de la prémisse normative

Auteur•rice•s

Catherine MARRAUD, Frédéric GÉA

Publication

2008

Le XXe siècle a été celui de la découverte, sinon de la redécouverte, du rôle actif du juge dans l’élaboration de la règle de droit. L’on sait désormais que l’office du juge ne se réduit point à la figure classique de la « bouche de la loi » et que l’interprète judiciaire participe à la co-détermination du contenu des règles juridiques qu’il met en œuvre. Loin d’être un interprète neutre et objectif, le juge contribue à forger, à façonner, le sens de la norme, et intervient donc directement dans le processus de production des règles juridiques.

Cette prise de conscience conduit, au regard la représentation dominante en théorie du droit, à reconnaître que le raisonnement judiciaire se réalise, notamment, au travers de choix effectués par le juge – choix qui interviennent, entre autres, au stade de la détermination de ce qui peut être présenté comme la prémisse normative du raisonnement à l’aune du schéma syllogistique. Il s’agira, à ce titre, tant du choix de la norme (ou la règle) juridique applicable que du choix entre les sens possibles du texte, la norme étant analysée comme le résultat de l’interprétation à laquelle le texte donne lieu. Dans ces conditions, une des questions essentielles est de savoir quels sont les arguments, raisons et éléments qui justifient les propositions normatives que les magistrats insèrent au cœur de leur raisonnement et qui déterminent, au moins partiellement, la solution retenue dans le cadre du litige. Cette question est celle, pour reprendre la terminologie de Wróblewski, de la justification « externe » de la décision – notion qui se rapporte à la justification des prémisses du raisonnement, par opposition à ce que le théoricien polonais appelait la justification « interne », laquelle concerne la cohérence interne du raisonnement, plus précisément l’articulation des prémisses entre elles. Il s’agit là, assurément, d’un enjeu fondamental dans une société démocratique, qui correspond à une attente, tant de la part des juristes (qu’ils soient praticiens ou universitaires) que des justiciables : le besoin de justification « externe » des décisions judiciaires.

En dépit de cet enjeu, il est permis de relever la relative faiblesse, dans notre pays, des réflexions sur l’argumentation judiciaire et, plus largement, sur la question de la justification de la (ou des) prémisse(s) normative(s) à laquelle (auxquelles) s’adosse le raisonnement judiciaire. A notre connaissance, aucun programme de recherche n’avait, jusque là, été développé sur ce thème. Hormis quelques contributions ponctuelles d’ordre théorique, il est permis de diagnostiquer un manque sur ce terrain précis. Le constat apparaît d’autant plus frappant que de telles recherches connaissent à l’heure actuelle un essor indéniable dans d’autres pays européens, à l’instar de l’Allemagne. Ce qui, sans doute, s’explique partiellement – mais partiellement seulement – par le fait que la théorie de l’argumentation juridique n’est guère investie par les juristes français, alors que ce secteur de la théorie du droit fait, ailleurs, l’objet d’études approfondies. Qu’il suffise, à cet égard, d’évoquer les travaux des Professeurs Robert Alexy, en Allemagne, Neil MacCormick, en Écosse, Manuel Atienza, en Espagne, Aulis Aarnio, en Finlande, Aleksander Peczenik, en Suède, Constantin Stamatis, en Grèce, et, avant eux, notamment, de Chaïm Perelman, bien sûr, en Belgique.

Dans ces conditions, ce programme de recherche s’est donné pour principal objectif de procéder à des investigations approfondies dans le champ des discours judiciaires en droit du travail afin de cerner et de caractériser la manière dont, le cas échéant, les magistrats justifient la (ou les) proposition(s) normative(s) dont procède et/ou que met en œuvre leur raisonnement. Le choix a été fait de s’engager, non pas dans l’élaboration d’une théorie prescriptive visant à définir par exemple la manière dont les magistrats « doivent » argumenter ou les conditions dans lesquelles tel ou tel type d’argument « doit » être mis en œuvre pour être valable ou du moins pertinent, mais dans la voie d’une démarche, à visée descriptive, se fixant pour ambition de rendre compte des modes de justification mobilisés dans le cadre du raisonnement judiciaire. En définitive, il ne s’agissait pas d’éprouver la pertinence ou la validité des arguments rencontrés dans les discours judiciaires, mais de décrire les formes que revêt, pour ainsi dire, la justification « normative » dans le raisonnement des juges, en se laissant la possibilité, le cas échéant, d’identifier la place réservée, à cet égard, à l’argumentation proprement dite.