L’approche générale adoptée est sociologique. Nous avons cherché à comprendre le rapport à la pluralité juridique (du point de vue des règles, dispositifs et agents juridiques) de nos enquêtés, c’est-à-dire leur variance juridique. Cette variance a nécessairement un versant cognitif: l’immigré connaît (et aime) plus ou moins les ordres juridiques avec lesquels il est en rapport. Et elle a simultanément un aspect pratique, comportemental: parce que ces différents ordres juridiques ont rapport avec lui – par différents canaux, selon différentes formes de pression -, et dans cette mesure même, il oriente ses conduites en fonction d’eux.
Quelles sont les régularités qui sous-tendent la variance juridique de nos enquêtés ? Une première hypothèse explicative serait le dualisme juridique. Selon cette vision des choses, nos enquêtés se soustrairaient (seraient soustraits) à l’emprise du droit français pour toute une partie de leurs rapports au droit, au profit d’un droit étranger ou d’un droit religieux ou coutumier. C’est l’hypothèse que soutient, par exemple, une certaine vision de nos enquêtés comme des individus totalement soumis à l’emprise de la loi musulmane pour leurs affaires familiales, ou encore celle que soutient une vision du social apparentée au droit international privé français. Même vivant en France, nos enquêtés relèveraient du droit du pays d’origine par application de la règle de conflit de lois, ou du fait de conventions bilatérales telles que la convention franco-marocaine. En réalité, l’hypothèse du dualisme juridique n’est pas satisfaisante. D’une part elle est peu réaliste: on sait d’ailleurs que la règle de conflit de lois n’est jamais appliquée sans examen par le juge français. D’autre part, elle a peu d’intérêt sociologique: elle ne permet guère d’avancer dans la compréhension des dynamiques selon lesquelles les individus orientent leurs pratiques juridiques, et peut-être les adaptent et les modifient. L’hypothèse du dualisme juridique est donc trop forte et trop statique.
Une hypothèse alternative est celle de l’acculturation juridique de nos enquêtés. C’est celle que nous adopterons comme cadre général de notre étude. Elle prédit que la vie en France induit un changement dans la culture juridique des sujets (touchant les formes et les contenus de leur attente de justice, leur identification des agents et dispositifs juridiques, etc.). Ils acquièrent nécessairement une certaine expérience du droit français, voire de la justice française. C’est cette expérience et l’usage du droit qu’elle couvre qu’il s’agit de caractériser. Si cet usage apparaît comme de moins en moins marqué par l’origine ethno-culturelle, de plus en plus “français”, on pourra parler d’assimilation progressive. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’elle vienne effacer tous les usages “non-français” du droit. Comme dans les autres registres de la culture, il se peut que le processus d’assimilation organise au moins provisoirement une coordination de conduites régies par des ordres juridiques différents, plutôt de d’impliquer l’arasement des codes étrangers, religieux ou coutumiers. On pourra parler alors d’assimilation “additive”.
Admettons que l’assimilation juridique de nos enquêtés soit additive, cette hypothèse se développe à son tour en un jeu de questions : la formule de variance juridique à laquelle ils arrivent à l’instant de l’enquête a-t-elle des chances d’être stable (comme tend à l’être un bilinguisme coordonné), ou non ? Affecte-t-elle tous les champs de l’expérience juridique, ou plus spécifiquement certains ? et toutes les catégories socio-démographiques d’acteurs sociaux – les jeunes plus ou moins que les vieux, les hommes que les femmes, les travailleurs sans qualification que les employés ou fonctionnaires, etc., ou sélectivement plutôt telle ou telle catégorie ? Aboutit-elle à des conflits intimes ou socialement exprimés, ou bien l’articulation des ordres juridiques concurrents se fait-elle paisiblement, sans dégâts pour les individus ? N’aboutit-elle pas à des aberrations juridiques, à des cas d’instrumentalisation du droit français et de détournement des avantages qu’il prodigue ? etc.
Nous avons resserré notre investigation sur l’hypothèse principale elle-même, qui n’était pas totalement établie empiriquement lorsque nous avons engagé le travail. Oui ou non, y a-t-il à Marseille, pour les populations enquêtées, des espaces juridiques concurrents ? Et si oui, quels sont-ils, quelle existence sociale ont-ils et comment les acteurs sociaux vont-ils de l’un à l’autre, construisant par leurs conduites l’articulation sociale de ces espaces, en même temps qu’ils déterminent les modalités de leur acculturation juridique ? Nous avons spécifié un ensemble d’enquêtes empiriques sur la base de notre connaissance préalable du terrain, comme des coups de sonde que nous aurions lancés en direction de telle ou telle instance juridique, dans l’idée de baliser l’espace juridique pluriel des musulmans de Marseille. Notre but a été avant tout de donner une vue globale des dynamiques sociales touchant au droit, dans l’ensemble marseillais, en prenant garde à identifier correctement les pôles de l’activité juridique des sujets enquêtés, et les principales régularités de celle-ci.
Chaque enquête occupe un chapitre du rapport.
Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : L’étranger en France face et au regard du droit