Influence de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le droit privé français

Auteur•rice•s

Jean-Pierre MARGUENAUD

Publication

1999

La Cour européenne des Droits de l’Homme (ci-après Cour EDH) est le rouage essentiel d’un audacieux mécanisme de contrôle supranational de l’application de la Convention de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après CEDH) signée à Rome le 4 novembre 1950, ratifiée par 41 États européens et appliquée par la France depuis le 3 mai 1974 grâce à un décret signé par le Président de la République par intérim Alain Poher.

A partir du 21 janvier 1959, la Cour, qui siège à Strasbourg, a rendu plus de 1200 arrêts, dont l’écho médiatique et la portée juridique n’ont cessé de s’amplifier. Cette productivité est le signe le plus visible d’un succès qui risquait de paralyser le système conçu en 1950. Aussi, un Protocole additionnel n° 11 « portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention » a t-il été signé le 11 mai 1994. Entré en vigueur le 1er novembre 1998, il s’est principalement traduit par la fusion de la Commission européenne des Droits de l’homme et de l’ancienne Cour en une nouvelle Cour EDH désormais unique et, surtout, permanente.

La Cour EDH, dont le caractère de juridiction internationale accessible au requérant individuel a été renforcé, est donc plus que jamais le moteur d’une application concrète et effective des Droits de l’homme consacrés par la Convention de Rome et ses protocoles additionnels. Pour apprécier l’influence réelle de la Convention (entendue désormais dans un sens large qui englobe ses protocoles entrés en vigueur) il ne suffit donc pas d’en connaître le texte : il faut aussi et surtout connaître la jurisprudence de la Cour EDH qui l’interprète et la fait vivre « à la lumière des conditions d’aujourd’hui ».

Or, en France, l’influence de cette jurisprudence de la Cour EDH est cependant mal connue surtout dans un domaine où l’on ne s’attendait guère à la voir s’exercer : celui du droit privé. Cette méconnaissance avait été superbement illustrée par l’arrêt Mazurek, rendu le 25 juin 1996 par la 1re chambre civile de la Cour de cassation, qui ignorait tout du célèbre arrêt Marckx relatif à l’égalité des filiations en matière successorale, et renforcée par la majorité des nombreux commentaires doctrinaux qui l’en félicitent au nom de la protection de la famille légitime contre l’enfant issu de l’adultère.

Pareille ignorance a sûrement plusieurs explications : phobie des mécanismes anglo-saxons prétendument privilégiés par la Cour de Strasbourg, effroi face à tout ce qui ressemble plus ou moins à un gouvernement de juges, chauvinisme rebelle aux idées qui ont conduit à habiliter une juridiction supranationale à donner des leçons de Droits de l’homme au pays qui prétend les avoir inventés… En tout cas, il est clair désormais qu’elle est très dangereuse. D’abord parce qu’elle contribue à exposer la France à détenir le peu enviable record d’Europe des condamnations par la Cour EDH. Ensuite parce qu’elle nous empêche de maîtriser les profonds bouleversements qui commencent à toucher des matières comme le droit civil ou le droit des affaires. Pour empêcher que le droit privé français ne se trouve dramatiquement en retard d’une révolution juridique, il convient donc d’analyser avec le plus grand soin l’influence que la jurisprudence de la Cour EDH peut ou doit exercer sur lui.

Cette influence est, a priori, déconcertante. Elle l’est d’ailleurs doublement. D’abord parce que dans la mesure où, aux termes de l’article 46§1 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent seulement à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, l’idée même de l’existence d’une véritable jurisprudence susceptible d’exercer une influence est paradoxale. Ensuite parce que le droit privé qui, hors l’hypothèse atypique du droit 3 pénal, régit les rapports des particuliers entre eux semble inévitablement exclu du champ d’application d’une Convention internationale qui engage les États. C’est dire qu’il conviendra de découvrir et de vérifier la solidité des fondements théoriques de l’influence de la jurisprudence de la CEDH sur le droit privé français (Ire Partie) avant de pouvoir sérieusement envisager ses manifestations concrètes (IIe Partie).