Le non-recours à la justice. Les trajectoires des plaintes de consommation

Auteur•rice•s

Anne-Marie HO DINH, Jean-Philippe HEURTIN

Publication

2010

Le présent rapport a pour objet le non-recours à la justice en matière de « pépins » de consommation. L’acte de consommation, parce qu’il fait naître des attentes et des insatisfactions, est susceptible d’engendrer de nombreux conflits. Pourtant, nombreux sont les consommateurs qui n’ont jamais été devant la justice ou devant une institution chargée par l’État de résoudre les conflits de consommation. Derrière le non-recours à la justice, on suppose généralement que la violation des droits est largement subie car elle est la conséquence d’inégalités économique et sociale. Le phénomène apparaît alors comme problème d’accès au droit et conduit à ne s’intéresser qu’aux facteurs d’incitation au recours.
Or, ce diagnostic tend à oublier l’étape qui précède le choix du contentieux et qui consiste à situer le problème dans des termes juridiques. En réalité, au-delà du problème d’accès au droit, le non-recours est une expérience sociale : celle d’un conflit qui se vit et se construit par étapes, éventuellement par référence au droit mais également en considération d’autres types de contraintes.
L’enquête, en s’inscrivant dans la perspective ouverte par Festiner, Abel et Sarat qui ont fait de la transformation des litiges le point focal de leurs observations et de leurs analyses, s’est appliquée à reconstituer les diverses trajectoires des plaintes de consommation. Cette notion de trajectoire permet d’envisager une pluralité de parcours de la plainte, faits d’inflexion, de choix (certainement contraints), d’abandon, de relance, etc. dans lesquels le recours à la justice n’est qu’un possible parmi d’autres, et sans doute pas le plus probable.

L’étude de la construction des litiges, objet de cette enquête, permet donc de mieux comprendre les éléments qui déterminent les actions, et éventuellement de comprendre l’échec de certaines politiques d’accès au droit. Le champ principal d’investigation a consisté en une série de soixante treize entretiens effectués auprès de personnes ordinaires pour leur demander d’évoquer des « pépins de consommation » qu’elles auraient connus, et leurs modes de traitement. La seconde source de données a consisté en une série d’observations et d’entretiens effectués dans des lieux de conseils en matière juridique (pour l’essentiel dans une antenne de l’association UFC-Que choisir). Nous avons pu assister à des consultations et surtout réaliser une vingtaine d’entretiens. Le troisième terrain développé repose sur des entretiens avec des personnes ayant effectivement eu recours à la justice.
L’idée centrale de ce terrain est de saisir l’expérience de la plainte en justice, et de saisir par contraste les conditions de tels recours à la justice. Ainsi, cette enquête a pu démontrer que la phase de réalisation portant sur la perception qu’ont les consommateurs de ce qu’est une expérience offensante se révélait très peu problématique en matière de consommation. La seconde étape, phase proprement critique consistant à « reprocher », est en revanche fondamentale pour le consommateur qui doit nécessairement, pour franchir cette étape, arriver à imputer la faute à son co-contractant. Une fois le responsable déterminé, il s’agit pour le consommateur soit de « réclamer », soit de se taire. Une fois réalisés et reprochés, les problèmes de consommation passent par des étapes intermédiaires jusqu’à une éventuelle réclamation. Cette phase est souvent vécue comme l’opération la plus décevante car perçue comme n’atteignant que rarement sa cible véritable. Enfin, la quatrième étape est la transformation réelle en litige lorsque la demande est rejetée partiellement ou totalement. C’est lors de cette quatrième étape que s’ouvre la question du recours à la justice. Si les risques de « défection » sont les plus grands à ce stade, on a remarqué aussi que les raisons du recours à la justice semblent s’éloigner d’une visée seulement réparatrice, et que le sens du procès, de même que son économie, s’en trouvent bouleversés. En effet, les motifs du recours à la justice s’émancipent souvent, sinon toujours, du pépin singulier, pour se situer au niveau des principes. Il comporte de ce fait une visée proprement politique. Bien qu’elle se situe en amont de la réflexion sur les leviers susceptibles de lever les obstacles au non-recours, cette étude engage nécessairement une réflexion sur l’évolution possible de la responsabilité civile au regard des attentes des consommateurs à l’égard de cette institution.

Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Non recours