« Le juge des enfants n’est pas un juge mineur ». Étude sociologique d’un groupe professionnel sous tension

Auteur•rice•s

Benoit BASTARD, Christian MOUHANNA

Publication

2008

La présente recherche porte sur le métier de juge des enfants et se propose d’analyser les transformations que celui-ci connaît, compte tenu des bouleversements profonds du contexte social et institutionnel dans lequel s’inscrit l’action de ce magistrat. Depuis les années 50, le juge des enfants a constitué une figure à part dans le paysage judiciaire français. S’appuyant sur un droit différent, matérialisé dans l’ordonnance de 1945 – aujourd’hui souvent citée et contestée – les juges des enfants ont constitué, au sein des juridictions, un groupe considéré comme marginal, mais aussi comme innovateur, présentant une unité, une cohérence, voire une « aura » particulière. Ces magistrats ont développé une vision originale, dans laquelle la dimension éducative a été privilégiée, colorant l’ensemble de la fonction, au civil comme au pénal, en assistance éducative comme au tribunal pour enfants. La justice des mineurs s’est également distinguée par sa dimension entrepreneuriale, les magistrats de la jeunesse ayant été associés à la création et à la gestion de toutes sortes d’instances – foyers d’hébergement, consultations d’orientation éducative, lieux d’accueil enfants-parents, Plus que tout autre juge, et bien avant que la notion de partenariat ne soit en vogue, le juge des enfants s’est engagé dans le dialogue et dans la coopération avec d’autres professionnels du champ judiciaire et médico-social. Il s’est trouvé, dans bien des cas, le leader d’un réseau dense et complexe d’institutions et de professions œuvrant ensemble. Ce souci du partenariat s’est prolongé jusque dans les années récentes, avec l’engagement de ces magistrats dans la politique de la ville.

Or, les juges des enfants se trouvent aujourd’hui confrontés à de multiples transformations des conditions dans lesquelles s’exerce leur activité, de sorte qu’on peut s’interroger sur la pérennité de leur « style de travail », ainsi que sur le maintien de leur spécificité en tant que groupe professionnel et de leur influence sur le monde judiciaire. La vision éducative développée systématiquement par les juges des enfants, auprès des mineurs « auteurs » comme auprès des mineurs victimes, se trouve aujourd’hui remise en question sous l’effet des transformations du droit, comme du fait de la diffusion et de la systématisation d’une vue répressive au sujet des affaires pénales. Dans la même perspective, la notion d’un travail engagé dans le long terme, auprès des jeunes qui relèvent de la justice des mineurs, se trouve fragilisée par la priorité donnée au traitement en temps réel des affaires et par la nécessité d’offrir une réponse immédiate à toute infraction. Sur un autre plan, la départementalisation de l’action sociale et le renforcement de la tutelle qu’exercent les conseils généraux sur les établissements publics et privés ont modifié profondément la place qu’occupe le juge des enfants dans les réseaux et les modalités de sa collaboration avec des structures dont son action est dépendante. De manière plus générale, on assiste à l’émergence et à la diffusion de nouvelles manières d’aborder les questions familiales. Alors qu’il était un innovateur et un leader incontesté, le juge se trouve devoir négocier avec les professionnels pour faire valoir son point de vue et obtenir les ressources nécessaires à son intervention.

La question posée par cette recherche est celle de savoir si et comment les juges des enfants maintiennent la spécificité de leur action dans ce contexte modifié. Peuvent-ils encore faire valoir leur orientation éducative dans leur activité quotidienne ? En quoi leurs relations avec les autres magistrats, au parquet et au siège, sont-elles affectées par les évolutions en cours ? Les juges des enfants sont-ils entrés « en résistance » ou bien sont-ils amenés à faire des compromis, avec leurs propres valeurs ou avec leurs interlocuteurs ? Comment s’est transformée la « figure » du juge des enfants ? Qu’en est-il de la pérennité de l’engagement des magistrats dans cette fonction ? Les juges des enfants sont-ils encore perçus comme des entrepreneurs moraux et comme les promoteurs et les symboles d’une vision éducative et sociale ?

Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Le métier de juge des enfants