L’amnistie comme pratique démocratique. Une histoire prospective comparée des enjeux politiques européens de l’amnistie

Auteur•rice•s

Sophie WAHNICH

Publication

2005

L’amnistie a longtemps été perçue comme une pratique politique démocratique dont les promoteurs pouvaient à juste droit s’enorgueillir. La générosité, la magnanimité, l’humanité autant de qualités fondatrices du processus de civilisation étaient associées à cette pratique qui avait pour effet d’inclure à nouveau dans la cité ceux qui n’en avaient pas respecté les règles, les lois. Or, notre époque n’offre plus ses faveurs morales à l’amnistie. Cette institution qui a connu hier le faste des louanges, semble aujourd’hui irrémédiablement entachée d’illégitimité. Associée à une politique d’oubli actif, elle est accusée de voiler la vérité historique supposée aujourd’hui être seule salvatrice des sociétés qui ont connu des traumatismes politiques de grande ampleur. Le nazisme en Allemagne, le fascisme, puis le sang versé par le terrorisme des « années de plomb » en Italie, la collaboration puis la guerre d’Algérie en France. Cette illégitimité est portée aussi bien par les acteurs du côté gauche de l’échiquier politique, que par ceux du côté droit. L’amnistie des fascistes de la république de Salo, obtenue souvent sans difficulté lorsque les partisans devaient faire la preuve de la valeur patriotique de leur prise d’armes, l’implication dans le génocide des juifs pour nombre de collaborateurs, les actes de torture pour les acteurs de la guerre d’Algérie ont donné à l’amnistie un caractère scandaleux. Plus personne ne semble croire que l’amnistie comme processus politico-judiciaire puisse conduire à métaboliser socialement un traumatisme politique, conduire à mettre à distance rancœurs et rancunes, faire cesser l’empoisonnement du présent par le passé. Les amnisties historiques du XXe siècle, comme « injustices instituées », sont plutôt accusées aujourd’hui d’avoir été à la source de cet empoisonnement. Oublier ses crimes conduirait à les perpétuer d’une manière souterraine et produirait pour les porteurs d’une mémoire bafouée toutes sortes de ressentiments. Impunité et amnistie peuvent alors se trouver confondues par le jeu de forces politiques visant à leur rejet commun par les membres du corps social.

Ce retournement du jugement social à l’égard de l’amnistie se traduit dans l’évolution du droit pénal international. L’heure n’est plus aujourd’hui ni à la clémence ni à l’oubli. La tendance générale traduit davantage une volonté abstraite des États que « justice soit faite » dans le plus grand nombre de cas possible. Les Conventions internationales touchant à la matière des crimes et des délits internationaux se montrent dans leur ensemble hostiles aux mesures d’amnistie. En France par exemple, une partie de la doctrine soutient que certaines de ces conventions (auxquelles l’article 55 de la Constitution confère force supérieure aux lois) feraient peser un doute sur la validité des lois d’amnistie relatives « aux événements d’Algérie ». Ainsi, le droit international conventionnel tendrait davantage à faire disparaître le droit souverain de chaque État d’amnistier certains faits en raison de leur nature particulière, au profit d’une obligation de juger certains faits en raison de cette nature particulière. L’amnistie accordée apparaîtrait bientôt comme une butte témoin d’un temps révolu, celui d’une souveraineté étatique toute puissante, alors que le refus d’amnistie pourrait trouver dans l’espace souverain comme dans l’espace international, de solides ressources. La protection conventionnelle des droits de l’homme telle qu’elle a été mise en place au niveau international et européen pourrait également s’inscrire dans ce mouvement hostile à l’amnistie. En effet, plusieurs rapports de la commission interaméricaine des droits de l’homme ont considéré que les lois d’amnistie au sens large portaient indirectement atteinte au droit à un procès équitable. Ce retournement de la valeur donnée à une institution de clémence qui a connu ses heures de gloire est en soit un fait historique, qui, pour être compris, suppose l’historicisation critique.

Il s’agit dans un premier temps d’interroger la construction historique des conceptions normatives de la clémence en général et de l’amnistie en particulier, tant sur le plan philosophique et politique que sur le plan juridique.