Sebastian Roché et son équipe livrent une enquête statistique qui offre des réponses claires sur une question apparemment simple, mais polémique, pétrie de représentations et de jugement de valeurs : « la famille explique t-elle la délinquance des jeunes » ?
La famille a toujours été définie comme une institution fondamentale de la société parce qu’elle assure une fonction centrale de socialisation des enfants. Même si les changements survenus depuis une quarantaine d’années interrogent l’édifice traditionnel de la famille, celle-ci demeure toujours l’espace organisateur de la vie de l’enfant. Le rapport éducatif et la transmission des valeurs obéissent à une logique de négociation conditionnée par l’accord des différents membres de la famille, et c’est pourquoi cette dernière est au centre de la construction des identités. Il n’est donc pas étonnant que la famille soit sans cesse convoquée dans l’explication de la délinquance juvénile. N’entend-on pas dire, aujourd’hui comme hier1, que les parents auraient démissionné de leurs prérogatives éducatives ?
Cette recherche poursuit l’objectif d’évaluer -quantitativement- les influences de la socialisation familiale, par rapport aux autres facteurs, au regard de la délinquance des mineurs. Elle compare le poids de la « variable famille » par rapport à d’autres éléments pouvant contribuer à la délinquance sur la base de données françaises et d’un échantillon représentatif de jeunes de 13 à 19 ans (exploitation de trois enquêtes dites de « délinquance autodéclarée » -1999 ; 2003 ; 2004-).
En France, on compte encore peu de travaux de cette nature portant sur les liens entre la famille et la délinquance. Certes, il existe des travaux qualitatifs, des monographies, le plus souvent centrées sur les quartiers dits « sensibles » et les « familles défavorisées ». Mais il n’y a pas d’enquête représentative sur toutes les familles. Or la délinquance n’est nullement le seul fait des milieux défavorisés car elle concerne aussi les familles aisées, mais sous des formes bien moins stigmatisées.
Un des aspects inédits de cette recherche est d’explorer les liens entre famille et délinquance sur l’ensemble de la hiérarchie sociale, les familles aisées aussi bien que défavorisées. Plus précisément, cette enquête propose de peser le poids de chacune des dimensions de la vie familiale prises simultanément (structure, relations, environnement de la famille) quels que soient le lieu de résidence ou le niveau de ressources. La qualité des relations entre les enfants et les parents a-t-elle la même fonction protectrice vis-à- vis de la délinquance dans les différents milieux sociaux ou dans différents types de quartiers ? Dans quelle mesure les familles parviennent-elles à contrôler l’influence de l’insertion de l’enfant dans un groupe de pairs délinquants, notamment lorsqu’elles résident dans un quartier défavorisé ? Les parents peuvent-ils voir s’affaiblir leurs capacités d’action sur le plan éducatif, notamment parce que d’autres éléments se révèlent plus déterminants ?
L’analyse objective de la délinquance se heurte à de multiples difficultés méthodologiques, en raison notamment de la diversité des actes regroupés sous ce terme et du manque de fiabilité des indicateurs statistiques qui président à la collecte administrative (police et justice). Par exemple, les indicateurs de la police mesurent moins la réalité de la délinquance que l’activité de l’institution (une vigilance accrue sur le trafic de drogue fait obligatoirement monter les chiffres, mais pas forcément la réalité du trafic). Par ailleurs, certains actes sont mal enregistrés car ils ne font pas nécessairement l’objet d’un dépôt de plainte. Autrement dit, il ne faut pas confondre la réalité des délinquances juvéniles avec la statistique des mises en cause. Par ailleurs, il importe de distinguer différentes catégories de délinquance, car elles n’ont pas nécessairement de liens entre elles et ne renvoient pas aux mêmes mécanismes. Cette recherche conduite par Sébastian Roché est une analyse secondaire de trois enquêtes dites « d’autodéclaration », qui permettent d’éviter ces écueils car elles consistent à interroger directement les personnes, dont les auteurs de délits.
La démarche consiste à comprendre les interactions entre les facteurs familiaux et les facteurs liés à l’environnement, afin de préciser ceux qui contribuent à la délinquance des adolescents. Elle mobilise des analyses de variance en introduisant les effets des interactions de variables dans des modèles dits de « régression linéaire ». Les analyses de covariance obtenues permettent de détecter l’existence éventuelle d’interactions et de mesurer l’intensité de ces interactions. On peut ensuite comparer ces interactions entre différents indicateurs de l’environnement dans lequel évolue la famille, ou encore comparer les interactions de l’environnement avec différentes dimensions de la famille. Il s’agit d’une méthode qui est différente de l’analyse « toutes choses égales par ailleurs » visant à contrôler le niveau d’une variable par rapport à d’autres, puisque cette enquête vise à faire co-varier deux variables explicatives.
Pour la famille, les variables retenues concernent d’une part la structure familiale (monoparentalité par exemple), et d’autre part les relations dans la famille (supervision parentale). La supervision est un score qui agrège différentes dimensions relatives à la manière dont les parents veillent sur les enfants, essentiellement centrées sur les modalités des sorties. La supervision est dite « forte » lorsque les parents limitent les sorties et suivent leur réalisation et « faible » lorsqu’ils font le contraire ou le font peu. Pour l’environnement, les variables retenues concernent le type d’habitat (HLM par exemple), la profession des parents (PCS), les désordres autour du logement (dégradations), le nombre de copains ayant eu affaire à la police en tant qu’auteurs de délits.
L’enquête aboutit à des résultats importants du point de vue de la connaissance statistique du phénomène. Elle montre notamment que la « structure familiale » explique moins la délinquance que ne le fait le fonctionnement familial. Autrement dit, il n’y a pas de lien direct entre la structure familiale (par exemple la monoparentalité) et la propension à la délinquance des enfants. Il apparaît que la variable « structure familiale » ne contribue que très modestement à l’explication des délits commis. La structure familiale n’offre un terrain favorable à la délinquance que dans la mesure où elle est caractérisée par d’autre variables, telles que l’environnement et l’habitat, le parcours scolaire, l’insertion du jeune dans un groupe de pairs délinquants, le manque de ressources. C’est l’environnement, plus que la famille, qui explique le mieux la propension à la délinquance des jeunes. Au final, on peut invalider l’existence d’un lien direct entre structure familiale et fréquence de la délinquance des jeunes. Il apparaît que les effets du contrôle et de la supervision sont surtout médiatisés par de nombreux autres facteurs.
En combinant la « structure familiale » avec les critères d’intégration socio-économique du ménage (PCS), l’enquête n’obtient pas de résultats statistiques significatifs. En revanche, le nombre de « copains » délinquants et les désordres autour du logement se révèlent discriminants. Si l’on combine ces deux dernières variables avec une supervision parentale affaiblie, la délinquance se renforce. Cette enquête montre que le modèle le plus prédictif de la délinquance consiste en une combinaison de la supervision et du parcours scolaire. Mais ces deux variables ont chacune une influence spécifique, l’insertion scolaire ne se limitant pas à la supervision parentale. Une moins bonne supervision augmente la délinquance chez les enfants en difficultés scolaires. Les différences entre filles et garçons se situent au niveau du milieu socio-économique des parents, qui n’est pas lié à la délinquance chez les filles. L’insertion scolaire ainsi que l’entente avec les parents sont plus importantes pour les filles que pour les garçons.
Cette enquête, riche en informations statistiques et armée d’une méthodologie sophistiquée, apporte ainsi des éléments de connaissance scientifique sur un « problème social » qui fait l’objet de discours de toutes sortes débordant largement les faits observables. Ce travail s’avère un outil précieux et fort utile pour la détermination des réponses politiques et institutionnelles à la délinquance des jeunes, notamment dans l’articulation des politiques de prévention (auxquelles bien sûr l’action sociale des CAF concourt, politiques des temps libres, médiation, soutien à la parentalité, centres sociaux, soutien aux associations, dispositifs des politiques de la ville etc) et des politiques de répression.
En effet, au terme de ce parcours, il apparaît que la famille ne joue pas un rôle central. Pour comprendre les mécanismes d’entrée des jeunes dans la délinquance, on doit expliquer les liens existants entre la famille, l’école, le logement, le statut socio-économique des parents, les caractéristiques de la sociabilité. « La famille est la cellule de base de la société », comme le dit un vieil adage. Cette enquête sur la délinquance conduit à déplacer notre regard : ce n’est pas la famille qui « fait » la société ; c’est bien la société qui « fait » la famille.
Cyprien Avenel
Direction des Statistiques, des Etudes et de la Recherche Caisse nationale des Allocations familiales
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