Quels points communs y a-t-il entre des spécialistes en économie et en finance, des médecins psychiatres, et des interprètes et/ou des traducteurs ? Aucun a priori, et certainement pas au regard du statut d’emploi professionnel que possèdent les personnes qui exercent ces activités. Il est une institution et un statut, pourtant, qui apparaissent les réunir : la Justice et l’expertise judiciaire. Ces trois activités sont en effet des spécialités reconnues au sein des listes d’experts judiciaires auprès des Cours d’appel et de la Cour de Cassation. Dans quelle mesure ce point commun réunit-il ces activités et ceux qui les exercent ? Que peut apporter une étude comparative sur ces trois spécialités d’expertise très contrastées, aux activités, statuts, prestiges très différents ?
C’est le pari de cette recherche, qui entend aussi apporter un certain nombre d’éléments empiriques, aujourd’hui inexistants, sur l’identité, les profils, les activités, les statuts, les rémunérations, les milieux professionnels de chacune de ces spécialités d’expertise judiciaire. Cette veine sociographique n’est pas la seule perspective empruntée dans cette recherche qui s’inscrit dans un contexte marqué par une réforme du statut des experts mise en œuvre progressivement depuis 2004 au sein des cours d’appel. Inscrite dans une sociologie comparée des professions, l’analyse aborde aussi bien la question d’une professionnalisation problématique de l’expertise judiciaire, que celle des transformations des savoirs et de leurs usages qui se tiennent à la racine des renouveaux récents de la sociologie de l’expertise.
Fondée sur l’exploitation de questionnaires adressés à l’ensemble des experts psychiatres et économistes français, et une partie des interprètes traducteurs, ainsi que sur une quarantaine d’entretiens avec des experts et des magistrats, la recherche utilise la comparaison pour mieux comprendre les spécificités de chacune des spécialités étudiées mais aussi les points communs qui les relient, en termes de formation et de valeurs, de rapports à l’institution judiciaire et aux compagnies qui représentent les experts, ou de processus plus ou moins avancés, complexes ou incertains de professionnalisation. Construite ensuite autour des enjeux propres à chacune de ces spécialités, l’analyse y montre la variété interne des profils et des types d’experts. Elle analyse les raisons pour lesquelles des comptables, des gestionnaires ou des financiers, des interprètes et des traducteurs ou des psychiatres deviennent experts, les significations qu’ils attribuent à ce statut, mais aussi les conditions dans lesquelles ils mènent ces expertises, interagissent avec des juges, réfléchissent sur leurs pratiques et envisagent leur activité d’auxiliaires de justice. On y relève comment, en étudiant les manières dont chacun de ces professionnels développent des savoirs, des compétences et des prises spécifiques, s’élabore une professionnalité originale, distincte de celle qui a justifié leur inscription sur les listes et pas toujours reconnue par les magistrats. Cette professionnalité, associée à la spécialisation d’une minorité d’experts sur cette activité au service de la justice, ne suffit pas pour autant à asseoir un processus de professionnalisation. Malgré la progression, institutionnalisée en 2004, d’une forme d’une co-gestion partielle, entre magistrats et compagnies d’experts, des inscriptions sur les listes d’experts, cette professionnalisation reste en effet problématique, incertaine et dépendante des pratiques de nomination des magistrats. Une brève exploitation des états annuels remplis par les experts au sein de trois cours d’appel de taille variée permet alors, en conclusion, d’objectiver quelques tendances en matière d’évolution du nombre d’experts et d’expertises auxquels recourt la Justice en psychiatrie, en langue et en économie, dans les années 2000.
Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Expertise judiciaire