Changer de prénom. Une sociologie des usages de l’état civil

Auteur•rice•s

Baptiste COULMONT

Publication

2012

L’objectif de cette recherche était de comprendre la procédure en changement de prénom, qui existe sous la forme actuelle depuis 1993. Depuis vingt ans, donc, une personne souhaitant changer de prénom doit faire appel à un avocat et déposer une requête auprès du juge aux affaires familiales du Tribunal de grande instance. C’est une procédure qui aboutit très souvent de manière favorable : environ 92% des demandes sont acceptées, et certains juges ont pu proposer de la « déjudiciariser ». C’est une procédure qui, pour le sociologue, est susceptible de révéler un pan méconnu de la construction identitaire.

L’enquête a déployé une méthodologie diversifiée :

  1. Une lecture extensive de la jurisprudence a été accomplie, ainsi que la lecture d’un peu plus de 250 arrêts disponibles sur Lexis-Nexis.
  2. L’enquête s’est ensuite concentrée sur quatre tribunaux, choisis pour leur taille, leur accessibilité et la variété de la composition sociale de leur ressort. Il fut possible d’avoir accès à l’équivalent d’un an de dossiers en changement de prénom. Au total, 541 dossiers (composés d’une requête, d’attestations, du jugement, de notes diverses) ont été pris en note et synthétisés dans une base de données.Des entretiens formels et informels avec des juges, des procureurs et des avocats viennent compléter les données recueillies pendant l’observation de plusieurs dizaines d’audiences.

Cette recherche vient d’abord confirmer la poursuite d’un processus de libéralisation entamé au sortir de la Seconde guerre mondiale et qui fait des prénoms un objet manipulable par des individus qui peuvent désormais choisir librement un prénom pour leur enfant, et, s’ils le souhaitent, changer de prénom. Mais cette libéralisation peut être vue sous un autre angle, comme une série de conflit entre deux fonctions confiées aux prénoms, une fonction « dénotative » (qui permet de s’assurer de l’identité d’une personne) et une fonction « connotative » (qui attribue aux porteurs de prénoms certaines caractéristiques sociales : genre, âge…). L’étude des caractéristiques des dossiers révèle que celles et ceux qui demandent à changer de prénom (autant d’hommes que de femmes) sont âgés de 18 à plus de 80 ans… et qu’un quart des demandes portent sur les prénoms de mineurs. Pour près des deux tiers des demandeurs, les deux parents sont nés à l’étranger : le changement de prénom est la poursuite, à la génération suivante, d’un processus migratoire. Dans un dossier sur deux, on peut distinguer clairement un jeu sur l’identité nationale : prendre un prénom perçu comme français ou étranger. Le prénom est toujours inscrit dans « l’empire du national » et l’augmentation de la mobilité des personnes (parfois citoyennes de plusieurs pays) les oblige à composer avec des obligations nationales divergentes. Aujourd’hui l’état civil et ses catégories sont utilisés comme moyen de déclarer son identité personnelle, de dire qui l’on est, et le changement de prénom sert ainsi à régulariser son pseudonyme professionnel, à marquer l’entrée dans une famille, mais aussi à assurer son identité individuelle (quand le prénom abandonné ne suffisait pas à individualiser). Le prénom est considéré comme un indicateur de propriétés corporelles : une ethnicité, un sexe, mais aussi, souvent, un âge. Les trois quart des requérants cherchent à prendre un prénom plus récent que celui qu’ils abandonnent.

Les dossiers de changements de prénoms montrent aussi que l’état civil n’a plus le monopole de l’identification des citoyens. Dans la vie quotidienne, l’identité repose sur toute une série de papiers, qui, souvent, s’appuient sur des institutions économiques (banques, entreprises de transport…). Changer de prénom, c’est ainsi, souvent, faire reconnaître à l’État un prénom que des institutions économiques ont déjà accepté.