Ce que la dangerosité fait aux pratiques. Entre soin et peine, une comparaison Belgique-France

Auteur•rice•s

Marc BESSIN, Yves CARTUYVELS

Publication

2012

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’appel à projets de la Mission de recherche Droit et Justice portant sur « La prise en compte de la dangerosité en droit pénal dans les États européens », auquel elle a répondu en travaillant la comparaison France / Belgique à un double niveau macro et microsocial.

Il vise à éclairer une zone d’ombre qui est celle de la forme prise concrètement par la prise en charge de ceux que la justice considère comme « dangereux » au‑delà même des systèmes institutionnels et des cadres législatifs français et belges. Son objectif était de montrer que si la dangerosité s’articule bien à une lecture actuarielle des risques, elle n’est pas devenue le principe directeur des transformations carcérales à l’œuvre, ni la grille de lecture exclusive des phénomènes observés.

Pour appréhender de façon pragmatique la dangerosité en tant que construction sociale ayant des effets sur les institutions, les professionnels et les détenus, les chercheurs ont choisi d’adopter une approche résolument empirique, fondée sur deux terrains : en France, plusieurs psychiatres travaillant en milieu judiciaire et carcéral ont été rencontrés et observé le fonctionnement d’un établissement pénitentiaire pendant plusieurs afin d’identifier les logiques contemporaines de transformation de l’institution. En Belgique, plusieurs responsables d’annexes psychiatriques et d’établissements de Défense Sociale et des membres de la direction régionale de l’administration pénitentiaire dont dépendent ces établissements qui ont été rencontrés et qui ont été observés et les pratiques professionnelles au sein d’une de ces annexes psychiatriques, ainsi que les transferts de population entre annexes et ceux entre annexes et établissements de défense sociale qui ont fait l’objet d’observations particulières. Enfin, ont été étudiés, par la méthode de l’analyse en groupe, les enjeux professionnels que pose la gestion de ceux que l’on identifie comme « dangereux » au sein des annexes et des établissements de défense sociale belge.

La recherche établit que face à la dangerosité d’auteurs d’infractions « irresponsables », les dispositifs belges et français sont historiquement différents : la France, dans la tradition de la responsabilité pénale (article 64 du code pénal de 1810), opèrerait un tri entre les populations jugées irresponsables et les personnes jugées responsables, les premières n’accédant pas à une sanction pénale, mais pouvant, si leur état représente un trouble à l’ordre social, être hospitalisées d’office dans un hôpital psychiatrique voire dans une unité pour malade difficile. Autrement dit, l’irresponsabilité revient à faire glisser les auteurs d’infraction dans une filière d’hospitalisation « civile ». En Belgique, la même logique de tri existe : si l’auteur de l’infraction est considéré comme irresponsable, c’est à-dire « en état de démence au moment du fait » (art. 71 du Code pénal) ou « dans un état grave de déséquilibre ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions » (art. 1er de la loi de défense sociale), il est orienté vers la filière para—‐‑pénale de la défense sociale s’il est reconnu constituer un « danger social ». Cette filière se traduit, pour l’essentiel, par un internement de sûreté, oscillant entre contrôle et soin, soit en annexe psychiatrique de prison, soit dans un Établissement de Défense Sociale prévu spécifiquement à cet effet et relevant tantôt du Ministère de la Justice, tantôt du Ministère de la Santé. Pour cette population d’infracteurs jugés irresponsables, la dangerosité est donc le critère déterminant pour justifier l’entrée dans le dispositif de la défense sociale. La France semble cependant connaître depuis une vingtaine d’années une transformation des principes qui régissent l’affectation des personnes prises dans une procédure judiciaire et présentant des troubles mentaux : en témoigne l’augmentation – ou plutôt la présence massive – de personnes souffrant de troubles mentaux dans les établissements pénitentiaires français, que nous étudions de façon ethnographique.

Les systèmes français et belges partagent un certains nombre de similitudes. En effet, les hésitations entre soin et peine infiltrent dans les deux pays les pratiques des professionnels travaillant dans ces univers. Leurs dilemmes moraux et pratiques ne sont évidemment pas nouveaux, mais semblent cependant s’accuser sous le coup de ces transformations institutionnelles. Ces dilemmes pratiques ne sont pas l’apanage des professions « à pratique prudentielle » marquées par une forte réflexivité sur leur activité (Florent Champy, 2010) (personnels d’encadrement, magistrats, psychiatres) mais concernent tous les groupes professionnels. En France comme en Belgique, les tensions sont fortes autour de la surveillance des corps : une politique de préservation de la vie se met en place, qui est à la fois hiérarchisée et ambiguë et relève tant de la sollicitude que du contrôle. Ce dilemme traverse tous les groupes professionnels : ainsi les psychiatres s’interrogent sur la légitimité d’un partage d’informations qui en compromettant le secret médical pourrait participer au maintien de l’ordre carcéral – que leur présence concoure cependant déjà à légitimer ; les juges se questionnent sur la place à accorder aux efforts entrepris pour se soigner.

En France comme en Belgique, il semble que le savoir psychiatrique est considéré comme un savoir‑clef, qui permettrait, si ce n’est de les résoudre, au moins de comprendre les questions que soulève la prise en charge de personnes détenues présentant des troubles mentaux. En France, il s’agit ainsi d’impliquer les professionnels du SMPR dans la vie de l’établissement et de les intégrer à un territoire pluridisciplinaire en pleine expansion. En Belgique, l’expertise psychiatrique est déterminante dans le processus de décision, le psychiatre exerçant à la fois un rôle de « conseil », de « traducteur » et, bien souvent, informellement, de « décideur » dans un dispositif où la science est appelée en garantie d’une décision à risque. La tentation est de reporter sur le psychiatre et son savoir le poids de la décision, fût‑elle collégialement prise. La création de services d’expertise spécifiques renforce une tendance, encore embryonnaire dans bien des cas, à recourir à des instruments probabilistes, un savoir de type actuariel qui vient concurrencer le savoir clinique traditionnel. Supposé plus objectif, ce savoir qui prend appui sur des échelles de risques permet aussi un transfert de responsabilité réifié. Cette tentation existe également en France. Si la psychiatrie est poussée à occuper un espace dans le domaine « psycho‑criminologique » et à s’appuyer sur des outils plus formalisés tels que les outils de mesure actuarielle des risques, il n’est pas encore certain que les psychiatres accepteront finalement d’occuper cet espace.

C’est dans ce cadre de réduction des risques pour autrui mais aussi pour soi qu’il faut comprendre les débats émergeant autour du type de savoir expert à mobiliser. Cette quête pourrait être, moins que d’assurer une plus grande efficacité de l’évaluation, d’alléger le poids du jugement. Car, en définitive, il faut toujours décider et le savoir absolu est, en la matière comme dans d’autres, une chimère. La préoccupation toujours plus grande pour la catégorie de « dangerosité » est à replacer dans le cadre d’une réponse politique aux illégalismes en termes de temporalisation : la dangerosité autoriserait une emprise toujours plus grande de l’institution sur les individus sous des formes plus ou moins diffuse. Projet d’exécution des peines, pluridisciplinarité et prises en charge pluridisciplinaires pourraient être ainsi lues comme une transformation du contrôle, une volonté d’accumuler du savoir sur le temps long pour mieux prévoir. Mais l’accumulation de savoir, entre sollicitude et contrôle, entre attention et surveillance, pourrait bien devenir l’objectif ultime, repoussant à l’infini les frontières de l’institution.

Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Dangerosité