Causes suprêmes ? Les mobilisations politiques du droit devant les Hautes Cours

Auteur•rice•s

Liora ISRAEL

Publication

2021

Les hautes cours françaises sont une arène privilégiée de l’articulation entre droit et changement social, dans la mesure où leurs décisions créent des précédents auxquels toutes les cours inférieures doivent déférer. En cela, elles sont souvent visées de manière prioritaire par les contentieux stratégiques qui cherchent justement à transformer le droit par le précédent. Pourtant, les travaux de sciences sociales qui se sont penchés sur les usages du droit ont, selon les cas, porté l’attention vers ses mobilisations dans la vie quotidienne (au travail, sur des questions familiales, s’agissant de conflits de voisinage…) ou au contraire sur l’impact des décisions des cours suprêmes sur de grandes transformations politiques ou sociales. L’analyse longitudinale de la transformation des affaires, depuis des litiges de premier niveau jusqu’à la présentation éventuelle d’un cas devant une cour supérieure, a rarement été prise en compte. C’est cette question à laquelle la recherche collective « Causes suprêmes » s’est attelée, pour identifier comment se transforment des cas et les causes qui leur sont rattachées à l’occasion de la progression du dossier le long des différents niveaux de juridiction, en portant une attention particulière à ce qui se joue « au niveau » des cours suprêmes ou hautes cours, selon la manière dont on entend les désigner (Cour de Cassation, Conseil d’État et Conseil Constitutionnel dans le cas français). Quatre causes ont été investiguées : la lutte contre les discriminations, les conditions de détention, les libertés numériques et enfin des mobilisations autour de questions de santé. La démarche empirique choisie a consisté à identifier des affaires portées devant les trois juridictions françaises et à rencontrer autant que possible celles et ceux qui en ont été les acteurs·trices (en particulier avocat·e·s à la Cour, avocat·e·s aux Conseils, membres d’associations, etc.), à collecter grâce à elles et eux des matériaux liés au contentieux concerné (requêtes, mémoires, décisions, documents de travail, courriels, etc.), et à observer dans une perspective ethnographique différents moments du processus analysé (rencontre avec le client, réunions de travail, audiences…). L’analyse a conduit à souligner l’importance du binôme avocat·e à la Cour – avocat·e aux Conseils dans l’évolution du cas, mais aussi à insister sur la manière dont les client·e·s individuel·le·s comme les associations porteuses de causes peuvent intervenir dans le processus. En portant attention à la structure de soutien (C. Epp) ce sont les configurations élargies d’acteurs·trices qui gagnent en visibilité, ainsi que les stratégies plus large dans lesquelles s’inscrit le contentieux (plaidoyer, recours au média etc.). Enfin, les cas étudiés ont permis de mettre en évidence que si des stratégies judiciaires peuvent être patiemment construites en soutien de causes identifiées et revendiquées, il arrive également que la cause « émerge » en quelque sorte, de manière moins concertée, de la succession de contentieux divers non coordonnés.

The French High Courts are a privileged arena for the articulation between law and social change, insofar as their decisions create precedents to which all lower courts must defer. In this respect, they are often the priority targets of strategic litigation, which seeks to transform the law through precedent. However, social science research on the use of law has, depending on the case, focused on the way it is used in everyday life (at work, on family issues, in neighbourhood conflicts, etc.) or, on the contrary, on the impact of supreme court decisions on major political or social transformations. Longitudinal analysis of the transformation of cases, from first-level litigation to the submission of a case before a superior court, has rarely been taken into account. It is this question that the collective research « Supreme Causes » has tackled, in order to identify how cases and related causes are transformed as the case evolves thoughout the different levels of jurisdiction, paying particular attention to what happens « at the level » of the supreme courts or high courts, depending on how one intends to designate them (Cour de Cassation, Conseil d’Etat and Conseil Constitutionnel in the French case). Four cases were investigated: the fight against discrimination, conditions of detention, digital data laws and finally mobilisations around health issues. The empirical approach chosen consisted of identifying cases brought before the three French courts and meeting as many of those who were involved in them as possible (in particular lawyers, supreme-court lawyers, members of associations, etc.), collecting through them materials related to the litigation concerned (motions, briefs, decisions, working documents, emails, etc.), and observing from an ethnographic perspective different moments in the process analyzed (meeting with the client, working meetings, hearings, etc.). The analysis has led to underline the importance of the pair of « avocat-e à la Cour – avocat-e aux Conseils » (lawyers – supreme-court lawyes) in the transformation of the case, but also to insist on the ways in which individual clients as well as associations bringing cases can intervene in the process. By paying attention to the support structure (C. Epp)n it is the broader configurations of actors that gain visibility, as well as the broader strategies within which litigation takes place (advocacy, use of the media, etc.). Finally, the cases studied highlighted the fact that while judicial strategies can be patiently constructed in support of identified and claimed causes, it also happens that the cause « emerges » in a less concerted manner from the succession of various uncoordinated disputes.