“Une évaluation (des performances) du service public français de justice et des conditions qui, en son sein, rendraient possible une démarche dite démarche qualité” s’inscrit pleinement dans le processus, initié en France à partir de 1989, d’évaluation des actions, politiques et services publics. L’expérience accumulée depuis une dizaine d’années permet de distinguer deux acceptions contrastées du terme “évaluation”. La première, à dominante technique, vise à l’optimalisation des moyens budgétaires et à un meilleur ratio inputs/outputs, et, sous cette dimension, ne diffère que marginalement des audits de gestion, en polarisant plus l’attention sur les modes de gouvernance interne que sur le degré de satisfaction des attentes des usagers. Très internaliste (les experts sont souvent “d’ex-pairs”), une telle approche a le mérite de mettre à plat les questions de méthode (et notamment la difficulté des mesures) mais présente aussi le défaut de n’accorder qu’une faible part à la question, pourtant cruciale, de la (pré) construction de, l’objet “ qualité de la justice ”, soit pour ce qui nous occupe, la coexistence de différentes définitions normatives et idéalisées de ce qu’est (ou n’est pas, serait ou devrait être…) “une bonne justice”.
Une seconde acception de facto beaucoup moins sollicitée, voit dans les pratiques d’évaluation, le moyen d’améliorer le rapport des citoyens à la chose publique, voire “d’accroître la qualité de la vie démocratique” en associant professionnels et usagers à un jugement sur la valeur d’une politique sectorielle ou transversale donnée. Pourraient, dans cette optique, être mieux appréhendées les logiques d’incompréhension ou de “malentendu” qui souvent président aux rapports professionnels de la justice/justiciable, et mieux analysées les stratégies de voice des professionnels et d’exit des citoyens-justiciables, portés à se tourner “ vers d’autres modes publics et privés de règlement des litiges ”.
On a souhaité, lors de cette recherche, éviter “le double piège” d’un enfermement “techniciste” prématuré (travail sur les indicateurs) et d’une définition exclusivement idéalisée, normative ou univoque de la justice.
La construction immédiate d’une batterie d’indicateurs statistiques référant à la “qualité de la justice”, dans un domaine se prêtant de longue date à ce genre de mise en forme, peut sembler non seulement prématurée, mais aussi productrice d’artefacts, les indicateurs ainsi produits tendant d’avantage à “instituer” qu’à “refléter” une réalité qui ne se donne pas immédiatement à voir. S’il est vrai que les indicateurs, outils permettant de “ faire tenir ” ensemble hommes, pratiques et institutions “fournissent aux acteurs des signes de ralliement ou de dispute, des points d’appui et des outils pour exprimer et coordonner leurs entreprises communes”, encore convient-il de s’assurer préalablement de la solidité voire de l’existence des liens tissés et du caractère commun des entreprises étudiées.
Loin qu’il faille imposer (de quel droit ? et à quel titre ?) une définition axiologique de la justice, sorte d’étalon de valeur sur le fondement duquel des indicateurs seraient bâtis, la recherche doit prioritairement s’attacher à recenser et à ordonner les différentes acceptions de “la” justice, susceptibles d’alimenter les disputes, indignations et mécontentements des protagonistes (plaignants, conseils, auxiliaires de justice, magistrats…) aux “procès” qui les opposent et les font se confronter, la nature juridique précise (civile, administrative, prud’homale) des contentieux pouvant être partiellement au principe des définitions (inégalement cohérentes, explicites et argumentées) de ce qui apparaît à chacun comme juste.
Sur cette base, il s’agit alors de confronter ces définitions aux expériences pratiques vécues des protagonistes, la somme des jugements émis par chacun sur le bon fonctionnement (ou l’ampleur des dysfonctionnements) du service public de la justice pouvant s’analyser comme une sorte d’évaluation en actes, permettant – dernière étape de cette enquête – de tester, à titre exploratoire, les réactions, objections ou propositions que suscite chez les enquêtés la possible introduction d’une “démarche” qualité.
La double dimension – technique (systèmes de mesures) et morale (systèmes de valeurs) – qu’il s’agit ici d’associer (lre partie du rapport) ne saurait cependant se contenter d’un recensement des horizons de sens qu’assignent telle ou telle catégorie d’agents au terme “ justice ” et à son “amélioration” fonctionnelle. La dimension proprement procédurale (modalités choisies pour initier la démarche) doit aussi être évoquée, ne serait-ce que de manière embryonnaire, conservatoire ou provisoire.
Tirant profit d’expériences antérieures menées dans les secteurs public ou para-public, il nous a semblé possible, par usage contrôlé du raisonnement analogique, de dresser la liste des obstacles de toute nature, des opportunités perdues, des impasses provisoires ou des effets de composition qu’a pu entraîner la conduite de processus d’évaluation dans d’autres services publics (2nde partie du rapport). En l’espèce, l’équipe a choisi de comparer l’introduction d’une démarche qualité dans le domaine de la justice, avec celle menée depuis déjà une douzaine d’années dans le secteur de la Santé. Sachant qu’une recherche qui se donne pour tâche de comparer et de transposer, “ procure des cadres et des tâches d’analyse autant par son adéquation que par son inadéquation au phénomène qu’elle tente de catégoriser ” on a plus précisément retenu, comme le suggérait du reste l’appel d’offres, le Programme de médicalisation des systèmes d’information (dit PMSI), et plus exactement encore, les difficultés, les résistances, les méthodes (évaluation obligatoire mais “non sanctionnante”) qu’a pu susciter l’introduction de ce programme dans un secteur dont on peut succinctement rappeler les liens de parenté qu’il-peut partager avec celui de la Justice, soit, pour l’essentiel :
1°) la nature régalienne de ces deux services publics ;
2°) la fausse clarté et la réelle polysémie qui s’attachent à l’idéal normatif que le service public tente de promouvoir, de sauvegarder et/ou de régénérer (qu’est-ce qu’une bonne santé, qu’une justice juste ?) ;
3°) le monopole d’expertise technique détenu par les professionnels y travaillant ;
4°) la difficile accession des profanes à des pratiques protégées par des métalangages très élaborés ;
5°) la complexité des espaces professionnels considérés (multiples acteurs à statuts et intérêts spécifiques voire opposés longueur, opacité partielle et densité des chaînes d’interdépendance entre ces acteurs) ;
6°) la progressive dévalorisation sociale de professions se percevant comme toujours moins prestigieuses ;
7°) la saillance des enjeux liés, sous quelque forme que ce soit, aux thématiques de la lenteur et éventuellement du coût des traitements ;
8°) la résonance et l’émotion sociale que suscite tout projet de réforme dans ces secteurs dont l’activité et la régulation intéressent des millions d’usagers ;
9°) la progression exponentielle de la demande et plus encore sans doute, des attentes sociales…
10°)… Et, pour clore progressivement sur une question particulièrement redoutable dans une optique de mesure et de mise en équivalence, la difficulté éprouvée à traduire et à homogénéiser dans le langage statistique des variables et des indicateurs, un ensemble touffu de pratiques a priori incommensurables, et que de nombreux intéressés souhaiteraient préserver “en régime de singularité” (trancher ou guérir au cas par cas, des cas et des espèces à chaque fois différentes mais, dans le même temps, assurer une égalité minimale de traitement).
Il s’agit donc concilier deux impératifs également légitimes de Justice – la justesse et l’ajustement – en satisfaisant dans le même mouvement un impératif de standardisation des cas (ou espèces) et un souci de prise en compte individualisée des patients/justiciables. Cette tension commune aux deux secteurs, cette difficile gestion sur grande échelle de la singularité, est probablement l’obstacle principal à l’introduction d’une démarche qualité, dont l’évaluation ne peut reposer que sur une mise en équivalence généralisée (homogénéiser pour rendre comparable).
Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Qualité de la justice