Le 17 novembre 2000, la Cour de Cassation promulguait un arrêt qui allait déclencher un des plus importants mouvements de contestation dans le monde médical et rapidement se faire connaître, au cours des débats qui s’ensuivirent, sous le nom « d’arrêt Perruche », du nom de la famille impliquée dans le procès. Cet arrêt et ceux qui l’ont suivi, (les 13 juillet et 28 novembre 20011) décidaient d’indemniser un enfant né handicapé au motif que sa mère n’avait pu exercer son droit de mettre un terme à sa grossesse, ainsi que le lui autorise le code français de la santé publique quand « il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité incurable en l’état actuel de la science ». Le médecin qui n’avait pas dépisté les anomalies dont était atteint le fœtus, avait donc fait l’objet d’une procédure judiciaire en juridiction civile.
Or, reconnaître la légitimité de la requête d’un enfant se plaignant de ce que sa mère n’ait pu avorter, c’est implicitement reconnaître qu’il aurait été préférable pour lui de ne pas venir au monde, et, par conséquent, qu’il vaut mieux ne pas naître que naître handicapé. Devant l’ampleur des contestations, venant du monde médical (d’échographistes et de gynécologues obstétriciens le plus souvent, et parfois de sages-femmes…) mais également d’associations de parents d’enfants handicapés, de personnes handicapées elles-mêmes et de juristes, l’Assemblée nationale décida de mettre un terme à la jurisprudence « Perruche » par l’adoption d’un texte de loi stipulant que «nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance», et que, en cas de diagnostic prénatal erroné, «les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice», lequel préjudice consiste en ce qu’ils ont été privés de la possibilité de recourir à l’interruption médicale de grossesse (IMG).
Selon de nombreux praticiens s’étant exprimés à cette époque, la décision de la Cour de Cassation exposait en effet l’obstétrique à deux dangers principaux : celui de l’arrêt de la pratique de l’échographie fœtale, ou celui d’un « eugénisme de précaution » consistant à ne plus simplement éliminer les fœtus atteints de troubles d’une « particulière gravité », mais aussi ceux qui le seraient peut-être ! De nombreux praticiens menaçant dans ce contexte de cesser leur activité, c’était même le suivi des grossesses qui semblait mis en péril !
La loi votée dans l’urgence le 4 mars 2002 a-t-elle permis de contourner ces deux dangers ? L’arrêt Perruche a-t-il, aujourd’hui encore, des répercussions sur les pratiques obstétricales et, dans l’affirmative, quels changements cela occasionne-t-il ? Telles sont les questions qui ont guidé cette recherche.
Entre octobre 2002 et août 2004, nous avons enquêté auprès de praticiens désireux de réfléchir à ces questions. La grande complexité du sujet traité n’a pu être approchée qu’en acceptant de nous laisser conduire par nos interlocuteurs au cœur de leurs préoccupations, de leurs interrogations et de leurs contradictions.
Nombre d’entre eux avouent leurs inquiétudes face à des exigences de « qualité » de l’enfant à naître, dont la judiciarisation est jugée être le symptôme. Ils déplorent quelquefois de n’avoir qu’un pouvoir limité sur une évolution sociale, jugée discriminante, qui prend d’abord appui sur un essor technologique dont l’objectif initial était principalement thérapeutique. Ces praticiens, souvent conscients de la responsabilité qui est la leur – et qui pourtant leur échappe parfois – ont donc accepté de nous exposer leurs difficultés actuelles, des doutes et des interrogations dont les enjeux sont tels qu’ils devraient être à présent ceux de tous, car ils engagent l’avenir de notre société et notre façon d’être au monde.
Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème : Le sens et l’impact des décisions de justice