Justice et visioconférence : les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation

Auteur•rice•s

Christian LICOPPE, Laurence DUMOULIN

Publication

2009

L’institution judiciaire est traditionnellement pensée comme plutôt rétive au changement et peu ouverte à la modernité. C’est ainsi que bon nombre de praticiens se représentent le milieu auquel ils appartiennent et c’est également en ces termes que les analyses inspirées par une sociologie critique du droit présentent la Justice. Pour autant, force est de reconnaître que la Justice d’aujourd’hui n’est plus exactement celle d’hier et que l’introduction de technologies d’information et de communication n’est pas pour rien dans la transformation des conditions d’exercice de l’activité judiciaire. Le cas de la visioconférence, sur lequel porte cette recherche, en témoigne parfaitement. D’abord utilisée pour des cas localisés et bien précis comme celui du manque de magistrats à Saint-Pierre-et-Miquelon à la fin des années 1990, cette technologie ne cesse de gagner de nouveaux espaces juridiques et judiciaires, s’appliquant à des configurations de plus en plus nombreuses et diverses. L’utilisation de la visioconférence pour rendre justice tend aujourd’hui à s’institutionnaliser, donnant naissance à un nouveau format de l’action judiciaire : l’audience à distance que les notions de co-présence et d’unité de lieu et de temps propres au procès ne parviennent plus à qualifier. En outre, la possibilité d’équiper une activité judiciaire par la visioconférence constitue désormais un instrument de plus dans la boîte à outils de l’action publique. Solution à la solidité éprouvée, elle est susceptible d’être mobilisée à grande échelle pour régler de nouveaux « problèmes publics » comme celui du transfèrement des détenus. Comment expliquer le ‘succès’ de la visioconférence dans le contexte judiciaire où l’audience est une pièce maîtresse des dispositifs formels, symboliques et pratiques de production de la justice ? Comment parvient-elle à s’imposer comme une alternative à la justice en présence ? Ce sont les questions auxquelles cette recherche entreprend de répondre. Il s’agit de montrer – à travers le retour sur la genèse de la visioconférence et l’analyse de situations d’usage de cette technologie – la façon dont un acteur-réseau fort est progressivement constitué, comment il se structure, autour de quels acteurs, comment il enrôle de nouveaux alliés, devient de plus en plus robuste et de moins en moins contestable. Cette recherche s’inscrit dans une sociologie de la justice nourrie des apports de la sociologie politique de l’action publique, de la sociologie des sciences (théorie de l’acteur-réseau) et de l’analyse conversationnelle. Les investigations menées sont de type à la fois historique, sociologique et ethnographique. L’enquête se concentre sur deux études de cas (Saint-Pierre-et-Miquelon et Paris d’une part, Saint-Denis et Saint-Pierre de La Réunion d’autre part) sur le mode des Sciences Studies. Ces cas sont traités à partir des sources classiques : publications et rapports officiels, débats parlementaires, articles de presse… et réalisation d’enquêtes par entretiens. De plus, d’importants corpus plus spécifiques ont été constitués, à partir de sources juridiques (textes législatifs et réglementaires, décisions de jurisprudence, articles de doctrine), historiques (archives écrites et orales dont les archives du Conseil d’État) et ethnographiques (observations d’audiences à distance faisant l’objet de retranscriptions, d’enregistrements audio ou d’enregistrements vidéo des scènes d’ouverture et de clôtures d’audience…). Par sa diversité et sa pluridisciplinarité, ce protocole de recherche permet de saisir ce que sont les audiences à distance c’est-à-dire comment elles sont nées et à quelle réalité elles renvoient sur les terrains analysés. Ce faisant, la recherche contribue à mieux comprendre les logiques d’innovation et de changement organisationnel dans la justice, à articuler les différentes scènes de production du droit et enfin à analyser les technologies en action sans les dissocier de l’activité dans laquelle elles s’inscrivent.