Espaces politico-administratifs et barreau de Paris. Sociologie d’un espace-frontière

Auteur•rice•s

Antoine VAUCHEZ

Publication

2015

Ce rapport part d’une énigme. Depuis le début des années 1990, on observe aux frontières de la politique, de l’administration et du barreau d’affaires un flux continu de passages et de circulations. Anciens présidents de section du Conseil d’État, secrétaires généraux de l’Élysée ou de Matignon, ministres de l’économie ou de la justice, mais aussi jeunes maîtres des requêtes au Conseil d’État ou conseiller référendaire à la Cour des comptes, directeurs d’unité au Service de la législation fiscale, membres de cabinet ministériel ou fonctionnaires des agences de régulation des marchés s’inscrivent sur le tard au barreau pour y exercer la profession d’avocat. Bien que parfois médiatisé, le phénomène lui-même est resté sous le radar : on ignore tout de ceux qui, politiques et/ou fonctionnaires, circulent ainsi ; on ne sait rien des law firms où ils exercent et des dossiers dont ils ont la charge ; on reste ignorant de ces nouveaux circuits de circulation qui se sont ainsi imposés à la frontière des espaces publics et privés, etc.

En s’appuyant sur un riche matériau biographique portant sur les près de 300 « transfuges » et de nombreux entretiens (plus d’une trentaine), cette enquête propose une première cartographie cet espace-frontière et suit ces nouvelles pratiques telles qu’elles se développent depuis vingt cinq ans. Le premier chapitre resitue l’histoire du brouillage progressif de ces frontières sectorielles. Le second chapitre présente une analyse des trajectoires des « transfuges ». Le troisième chapitre propose une cartographie de ces espaces de circulation à la croisée des secteurs publics et privés. Enfin, le quatrième et dernier chapitre offre un contre-point en analysant les circulations équivalentes qui ont lieu à Bruxelles autour des institutions de l’Union européenne.

Ni « retour » à la République des avocats, ni « américanisation » de la vie publique, ces circulations révèlent d’abord la formation d’une importante zone-frontière entre l’État et les acteurs économiques où excellent aujourd’hui consultants et spécialistes en « affaires publiques ». Entre opérations d’ « optimisation fiscale », contrats de partenariats privé-public, autorisations de mise sur marché, cessions d’actifs publics, régulation des marchés financiers et contrôle des pratiques anti-concurrentielles, c’est tout un marché du conseil des acteurs privés et publics qui s’est constitué au cours des deux dernières décennies, à mesure qu’émergeait l’« État régulateur » du New public management et ses multiples agences. Le rapport fait ainsi apparaître la grande diversification des activités de courtage et d’intermédiation public-privé effectuées par des cabinets d’avocats qui alternent fréquemment le rôle de conseil de l’État et de lobbying pour le compte des entreprises. De la sorte, l’enquête révèle les nouvelles fonctions politiques et sociales du droit et du barreau érigés en « espace carrefour » entre le secteur public et le secteur privé et lieu privilégié de reconversion et de circulation entre ces deux pôles. Mais au-delà, ces circulations entre les grands corps, les espaces publics de régulation, les cabinets de conseil en affaires publiques et les grands groupes privés montrent que le circuit fermé des grands corps de l’État que décrivait la science politique au tournant des années 1970-1980 a bien vécu : une nouvelle élite politico-administrative émerge, celle des « fonctionnaires-avocats », courtiers incontournables des rapports entre acteurs publics et privés et porteur ce faisant d’une nouvelle définition de l’intérêt général.