Cette étude résulte d’un appel à projets de recherche émis par l’AP en septembre 2009, lequel témoigne des questions croissantes suscitées par les transformations religieuses de la population pénale, ce qui pose le problème de l’ajustement entre l’offre cultuelle encore très largement dominée par les cultes historiques et les nouvelles demandes religieuses. Ces interrogations se posent dans un contexte qui tend à dramatiser la question à partir de la problématique de la radicalisation islamique dont la prison serait un terreau d’élection. Notre dispositif d’enquête, particulièrement attentif à échapper à une imposition de problématique par l’actualité médiatique, a délibérément embrassé l’ensemble du phénomène religieux et s’est constamment nourri des savoirs et acquis de la sociologie carcérale. Il s’est agi de comprendre ce qu’est et représente la religion pour les personnes détenues, ce que recouvre la question pour l’administration pénitentiaire et les multiples acteurs qui composent le monde carcéral. L’enquête a été menée à la fois « en haut » (en administration centrale, au sommet des appareils religieux, ou autres instances telles que le Bureau Central des Cultes ou le CGLPL) et « en bas » (en établissements). L’enquête ethnographique a principalement eu lieu dans huit sites choisis afin de diversifier au maximum l’échantillon du point de vue des types d’établissement et des spécificités régionales. Plus de 500 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des personnes détenues (avec ou sans religion), des aumôniers, des personnels de l’AP (membres de la direction, gradés, personnels de surveillance, CPIP) ou travaillant en prison (psychiatres, médecins, enseignants, formateurs, cuisiniers, contremaîtres…). Notre corpus est également composé de près de 80 observations (principalement de cultes, d’activités de groupes proposés par les aumôniers, de visites en cellule, de réunions, de sessions de formation d’aumôniers). Enfin, nous avons reçu 448 réponses à l’enquête quantitative adressée à l’ensemble des aumôniers des établissements pénitentiaires de France métropolitaine.
Le rapport se compose en trois parties. La première, intitulée les géométries variables de la laïcité carcérale, est centrée sur la prise en compte institutionnelle de la religion. Elle comporte quatre chapitres réduisant peu à peu la focale d’analyse. Le chapitre 1 met en évidence les spécificités de la laïcité dans l’espace carcéral en comparaison de ses déclinaisons dans d’autres administrations publiques, puis en regard d’autres configurations nationales. Le chapitre 2 s’intéresse à la reproblématisation de la question religieuse en administration centrale, sous la double contrainte de la peur de l’islam radical et de la pression accrue du droit. Le chapitre 3 s’attache à décrire les laïcités locales dites « négociées » que fait ressortir la comparaison entre les différents établissements sur lesquels a porté l’enquête. Enfin, le chapitre 4 fait apparaître l’antagonisme dans les discours qui sont tenus par les surveillants sur la religion présentée, alternativement, comme une menace pour l’ordre carcéral et un outil de travail.
La deuxième partie est centrée sur les rapports à la religion dans l’épreuve carcérale. Le chapitre 5 analyse en détails les usages pluriels que les détenus peuvent faire de la religion. Cette dernière peut être mobilisée comme une ressource pour soi, dans le rapport aux autres, mais également par les tactiques qu’elle rend possible dans une institution totale. Le chapitre 6 examine comment la carrière religieuse (ou non) du détenu est impactée par la prison. L’importance de la continuité biographique permet de relativiser l’idée selon laquelle la prison serait favorable à la découverte de l’expérience religieuse. Le chapitre 7 examine la trajectoire religieuse durant la carrière carcérale. Quoique montrant que l’expérience carcérale est propice à l’intensification des pratiques religieuses des personnes détenues, cette analyse longitudinale met en relief des discontinuités selon les différentes phases de l’incarcération.
Dans la troisième partie, on s’interroge sur le devenir des aumôniers, dont la présence discrète a résisté aux différentes vagues de laïcisation et au processus de sécularisation. Le chapitre 8 montre comment l’aumônerie façonnée par une matrice chrétienne s’est trouvée bousculée par le changement religieux et en particulier par l’institutionnalisation de l’aumônerie musulmane. Le chapitre 9 s’intéresse aux modalités d’intervention, difficiles à qualifier mais parfois très sécularisées, des aumôniers auprès des détenus et plus particulièrement à leur spécificité par rapport aux autres acteurs du monde carcéral. Les aumôniers permettent dans le cadre d’un espace-temps donné de neutraliser en partie la condition pénale des détenus. Enfin, le chapitre 10 pose la question suivante : les aumôniers sont-ils des ministres des dieux ou des agents de l’AP ? Au delà de la célébration du culte et l’assistance spirituelle dont parle le CPP, les aumôniers peuvent être sollicités pour contribuer à l’exercice d’un contrôle social sur les détenus, leurs pratiques religieuses et leur état psychologique. Or, ce type de collaboration peut remettre en question la position d’entre-deux des aumôniers, à partir de laquelle se construit la confiance des détenus à leur égard, mais également leur capacité à développer un regard critique ou du moins exigeant sur les conditions de détention.