Archives orales des magistrats du XXe siècle : genèse d’une identité professionnelle

Auteur•rice•s

sous la direction de, Denis SALAS, et, Sylvie HUMBERT

Publication

Oct. 2023

Depuis 2013, nous recueillons des témoignages de magistrats parvenus au terme de leur carrière, conformément aux statuts de l’AFHJ qui lui donne mission d’étudier l’histoire de la justice et de ses professions. Peu à peu s’est constitué un patrimoine mémoriel qui exprime la mémoire vivante d’une profession à partir des paroles recueillies. Cette écoute des voix ou « archives orales » permet une compréhension intime des normes, des valeurs et des représentations partagées dans ce milieu. Le but n’est pas de présenter une histoire de la justice au vu des grandes évolutions législatives et des évènements politiques, mais de saisir ce que les textes et les archives ne montrent pas : les relations entre les générations, les formes de solidarités, les expériences concrètes et les transformations silencieuses d’une profession au travail.
À la différence de notre précédent rapport (2019), qui présentait des magistrats ayant connu la Seconde Guerre mondiale, la IVème République ou la période gaullienne, nous avons ici une génération postérieure (personnes nées entre 1938 et 1954). Notre corpus est en effet constitué de magistrats ayant accompli leur carrière entre les années 1970 et 2010. Sa particularité est d’avoir rompu par étapes successives avec une identité héritée de l’histoire de la magistrature conçue comme une administration judiciaire telle que notre Etat nous l’a léguée. C’est ainsi qu’un esprit de corps inédit est né dans cette profession autour de valeurs de l’Etat de droit porté par une volonté de s’imposer collectivement. En avançant dans nos travaux, nous avons ressenti à travers les témoignages recueillis cette volonté de rupture. On a pu mieux mesurer combien l’arrivée des nouveaux venus dans les tribunaux avait bouleversé les routines de la génération précédente, comment il a fallu gagner chaque pouce de terrain sur les vieilles pratiques et quel trésor de talents, de patience et d’énergie furent nécessaires pour avancer dans cette voie. Dans ce processus, le concours républicain, le passage par l’Ecole de la magistrature et l’affiliation syndicale ont donné un élan décisif à cette génération qui a profondément changé la culture judiciaire.
Cette construction progressive d’un corps judiciaire reconfigure les frontières de l’Etat et, fort des valeurs qu’il incarne, veut occuper la place qui lui revient malgré l’opposition qu’il suscite. Ainsi, en écrivant une histoire « par le bas », c’est-à-dire au niveau des pratiques et des parcours individuels, nous posons l’hypothèse de la naissance d’un groupe professionnel. Il n’est pas excessif de dire que dans cette période, en l’espace de deux générations, ce corps a plus changé qu’en deux siècles, compte tenu de la place qu’il a pris dans la société démocratique.
Portant sur le témoignage de douze magistrats et magistrates ayant accompli leur carrière entre les années 1970 et 2010, le second volet des « Archives orales des magistrats » montre comment l’arrivée de ces nouveaux magistrat∙es issus du concours et formés à l’ENM a bouleversé les routines de la génération précédente, comment ces hommes et ces femmes investies ont profondément changé la culture judiciaire. Le rapport explore la construction progressive d’un corps judiciaire qui reconfigure les frontières de l’Etat et, fort des valeurs qu’il incarne, veut occuper la place qui lui revient malgré l’opposition qu’il suscite. Il livre ainsi une histoire des pratiques et des parcours individuels, une histoire de la naissance d’un groupe professionnel prenant place dans la société
démocratique.

.

Résumé en Anglais / English version

Since 2013, we have been collecting testimonies from magistrates who have reached the end of their careers in accordance with the AFHJ’s statutes, which give it the mission of studying the history of justice and its professions. Little by little, a memorial heritage has been built up which expresses the living memory of a profession based on the words collected. Listening to these voices or « oral archives » allows an intimate understanding of the norms, values and representations shared in this environment. The aim is not to present a history of justice in the light of major legislative developments and political events, but to grasp what the texts and archives do not show: relations between generations, forms of solidarity, concrete experiences and the silent transformations of a profession at work. Unlike our previous report (2019), which presented magistrates who lived through the Second World War, the Fourth Republic or the Gaullist period, here we have a later generation (people born between 1938 and 1954). Our corpus is made up of magistrates who completed their careers between 1970 and 2010.
Its particularity is that it has broken away in successive stages from an identity inherited from the history of the judiciary, which was conceived as a judicial administration as bequeathed to us by our State. This is how an unprecedented esprit de corps was born in this profession around the values of the rule of law, driven by a desire to impose itself collectively. As our work progressed, we felt this desire to break with the past through the testimonies we gathered. We were better able to measure the extent to which the arrival of newcomers in the courts had upset the routines of the previous generation, how every inch of ground had to be gained over the old practices and what a treasure trove of talent, patience and energy was needed to move forward in this way. In this process, the republican competitive examination, the passage through the Ecole de la magistrature and union membership gave a decisive impetus to this generation, which profoundly changed the judicial culture. This gradual construction of a judicial body reconfigures the boundaries of the State and, strengthened by the values it embodies, wants to take its rightful place despite the opposition it arouses. Thus, by writing a history ‘from below’, i.e. at the level of individual practices and career paths, we hypothesise the birth of a professional group. It is not excessive to say that in this period, in the space of two generations, this body has changed more than in two centuries, given the place it has taken in democratic society.