La révolution numérique actuelle, portée par les algorithmes, l’intelligence artificielle ou encore le traitement des données massives, transforme le monde de la justice notamment via l’apparition des plateformes proposant des services juridiques en ligne. De par l’innovation technologique sur laquelle elles reposent, ces legaltechs contribuent à renouveler en profondeur l’offre de prestations juridiques à destination des justiciables. Le présent rapport vise à dresser un état des lieux des apports, limites et facteurs de risque associés à ce renouvellement des pratiques, cet état des lieux étant fondé sur plusieurs analyses théoriques mobilisant les outils et domaines standards de la microéconomie (à savoir l’économie publique, l’économie industrielle et la théorie des jeux).
La première partie de ce rapport s’attache à identifier les activités de ces nouveaux acteurs de la sphère juridique, la structure du marché sur lequel ils interviennent et la manière dont cette structure est modifiée par leur intervention. D’un point de vue normatif, il s’agit d’examiner dans quelle mesure la fourniture d’un service public, celui de la justice, par des entités privées, les plateformes juridiques, peut impliquer une nécessaire régulation par l’État. La nécessité d’une intervention publique n’est pas uniquement liée à des considérations éthiques ou réglementaires mais obéit à des préoccupations purement économiques, qui sont fondées sur la nature du marché en question (caractérisé notamment par la présence d’externalités de réseau et le fait que la justice n’est pas un bien privé).
Parmi ces préoccupations, le marché de la justice est naturellement caractérisé par l’existence d’asymétries d’information, entre les offreurs de services juridiques (avocats, notaires, etc.) et les demandeurs de tels services (les justiciables), asymétries qui altèrent l’efficience du marché. Un service juridique possède ainsi les propriétés d’un bien de confiance qui peut être à l’origine de comportements opportunistes du côté de l’offre au détriment de la demande. À cet égard, comme nous l’analysons dans la deuxième partie, l’avènement des plateformes juridiques en ligne, en tant que pourvoyeurs d’information sur le marché, peut constituer une source d’efficience (notamment en favorisant l’accès au droit). Certaines conditions, relatives à l’organisation du marché, à la manière dont l’information est communiquée aux justiciables et au système de tarification adopté par les plateformes considérées, doivent cependant être satisfaites et sont analysées dans cette partie.
Dans la troisième et dernière partie du rapport, nous étudions les plateformes juridiques en tant que mécanismes extrajudiciaires de résolution des litiges.
L’analyse porte plus spécifiquement sur le cas de « Kleros », une plateforme de justice décentralisée utilisant la technologie blockchain. Les litiges y sont enregistrés sous la forme de « contrats intelligents », censés permettre une automatisation de la justice, et le processus est fondé sur le recours à des jurés rémunérés en cryptomonnaie, dont les incitations à prendre une décision impartiale sont fondées sur les préceptes de la théorie des jeux. L’analyse de ce type de procédure de résolution des litiges montre néanmoins que certaines préoccupations existent, d’ordre technique, juridique et comportemental. L’impartialité des décisions est notamment sujette à caution étant donné les incitations et interactions à l’œuvre.
Cette recherche est issue de l’appel à projet sur le thème :
Les enjeux de la construction d’une justice prévisionnelle dans un contexte d’émergence d’un marché des outils d’intelligence artificielle
English version – Résumé en anglais
The current digital revolution, driven by algorithms, artificial intelligence and the processing of massive data, is transforming the world of justice, particularly through the appearance of platforms offering online legal services. Due to the technological innovation on which they are based, these legaltechs contribute to fundamentally renewing the offer of legal services for litigants. This report aims to draw up an inventory of the contributions, limits and risk factors associated with this renewal of practices, this inventory being based on several theoretical analyses mobilizing the standard tools and fields of microeconomics (i.e. public economics, industrial economics and game theory). The first part of this report seeks to identify the activities of these new players in the legal sphere, the structure of the market in which they operate and the way in which this structure is modified by their intervention. From a normative point of view, this involves examining to what extent the provision of a public service, that of justice, by private entities, legal platforms, can involve necessary regulation by the State. The need for public intervention is not only linked to ethical or regulatory considerations but follows purely economic concerns, which are based on the nature of the market in question (characterized in particular by the presence of network externalities and the fact that justice is not a private good). Among these concerns, the justice market is naturally characterized by the existence of information asymmetries, between providers of legal services (lawyers, notaries, etc.) and applicants for such services (litigants), asymmetries which alter market efficiency. A legal service thus has the properties of a confidence good which can be the source of opportunistic behaviour on the supply side to the detriment of demand. In this regard, as we analyse in the second part, the advent of online legal platforms, as providers of market information, can constitute a source of efficiency (in particular by promoting access to law). Certain conditions, relating to the organisation of the market, the way in which information is communicated to litigants and the pricing system adopted by the platforms in question, must however be satisfied and are analysed in this part. In the third and final part of the report, we study legal platforms as extrajudicial dispute resolution mechanisms. The analysis focuses more specifically on the case of “Kleros”, a decentralized justice platform using blockchain technology. Disputes are recorded there in the form of “smart contracts”, supposed to allow automation of justice, and the process is based on the use of jurors paid in cryptocurrency, whose incentives to make an impartial decision are based on the precepts of game theory. The analysis of this type of dispute resolution procedure nevertheless shows that certain concerns exist, of a technical, legal and behavioural nature. The impartiality of decisions is particularly questionable given the incentives and interactions at work.