L’IERDJ a publié en 2023 un appel à projets de recherche sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à sa mission de structuration et de stimulation d’un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’Institut accompagne cette démarche de recherche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux de nature à documenter ce champ d’étude et à susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.
La deuxième séance de notre cycle d’ateliers sur les « besoins, demandes et attentes de justice » s’est ainsi tenue le 14 novembre 2023 dans les locaux de l’IERDJ. Nous recevions Gilles Accomando, magistrat, directeur de l’Ecole de Formation des Barreaux du ressort de la cour d’appel de Paris. Gilles Accomando est par ailleurs de longue date membre du groupe de travail sur la qualité de la justice de la Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice du Conseil de l’Europe (CEPEJ). Il a en particulier participé aux récents travaux du groupe visant à une meilleure intégration de l’usager au fonctionnement des systèmes judiciaires en matière civile. Il a présenté lors de ce deuxième atelier les lignes directrices et les études comparatives qui rendent compte de ces travaux, et évoqué plus largement en quoi la prise en compte des justiciables est une dimension essentielle de la qualité et de l’effectivité de la justice rendue.
Le groupe de travail sur la qualité de la justice de la CEPEJ dont vous êtes membre a publié en juin 2021 un document très nourri, intitulé « Pour une meilleure intégration de l’usager dans les systèmes judiciaires : lignes directrices et études comparatives sur la centralité de l’usager dans les procédures judiciaires en matière civile et sur la simplification et la clarification du langage avec les usagers », proposant une série de mesures en faveur d’une meilleure prise en compte de l’usager dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de justice. Pouvez-vous nous présenter le sens et le contenu des travaux que vous avez menés avec vos collègues d’autres pays ?
Il faut d’abord préciser que la place du justiciable, défini comme un usager du service public de la justice, est véritablement au cœur des réflexions menées par la CEPEJ. Son groupe de travail sur la qualité de la justice y a pleinement contribué. Depuis le début des années 2000, la CEPEJ est connue pour son travail d’évaluation des systèmes judiciaires en Europe, qui reposait à l’origine essentiellement sur la mesure des performances juridictionnelles. Cette évaluation s’est progressivement enrichie au cours des années récentes par la prise en compte des perceptions que les justiciables pouvaient avoir du fonctionnement des tribunaux et des cours.
La Commission a ainsi élaboré, année après année, des guides et des lignes directrices à destination des États membres sur des questions qui touchent à la relation qu’entretient le système judiciaire avec ses usagers : la carte judiciaire[1] tout d’abord, l’accessibilité des palais de justice[2], la communication des tribunaux et des cours[3], ou encore le recours au numérique dans le domaine de la justice[4]. Elle a produit également un guide méthodologique en forme de manuel pour la réalisation d’enquêtes de satisfaction auprès des usagers des tribunaux des Etats membres[5] qui a connu un certain succès. Les résultats de ces enquêtes réalisées dans différents Etats du Conseil de l’Europe ont ainsi permis à leurs promoteurs de documenter les expériences des justiciables à l’aune des attentes qu’ils peuvent avoir à l’égard de l’institution judiciaire.
Dans la continuité de ces réflexions, le groupe de travail a donc, pour une meilleure intégration de l’usager dans les systèmes judicaires, mené deux études comparatives, complétées par des lignes directrices adoptées par la CEPEJ les 16 et 17 juin 2021[6]. L’une des études porte sur la simplification et la clarification du langage juridique, notamment au stade de la rédaction des décisions de justice. Elle aborde aussi plus généralement la communication par la juridiction des informations qui intéressent les justiciables, en particulier lorsqu’ils ont une affaire pendante devant elle.
La seconde étude porte sur la place de l’usager dans le cadre des procédures judiciaires civiles au sens de la Convention européenne des droits de l’homme. En matière civile, le justiciable est en effet peu présent dans la procédure. Il s’agit d’une constante en Europe. Or, nous pensons qu’une place plus importante doit lui être accordée : les parties doivent en effet avoir l’opportunité de s’exprimer elles-mêmes au cours de l’audience par exemple, et être entendues d’une manière générale par l’institution qui prend en charge leur affaire. Cela fait partie de la reconnaissance attendue par les justiciables.
Les réflexions et recommandations que formule notre groupe de travail s’appuient d’abord et toujours sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Celle-ci intègre de façon croissante la perspective des usagers et n’a de cesse de rappeler aux Etats membres le contenu de leurs droits fondamentaux. Ensuite, nous présentons dans nos documents de nombreux exemples d’expériences et de politiques publiques menées dans différents Etats européens qui mettent en œuvre concrètement les orientations que nous estimons aller dans le sens recherché. Nous espérons ainsi que ces travaux constitueront un appui pour les décideurs et les professionnels qui souhaitent prendre des mesures afin de faire un pas en avant vers les justiciables.
Q2 : Comment avez-vous travaillé à définir la qualité de la justice, étant donné la diversité des systèmes juridiques et judiciaires européens concernés par vos activités ?
Nous avons développé notre analyse en nous plaçant là encore dans la perspective de l’usager du service public de la justice, d’où qu’il vienne. La confiance des citoyens dans la justice est un impératif dans tout Etat démocratique. La vision de la qualité que nous défendons, centrée sur les besoins de justice, suppose de repenser parfois radicalement nos conceptions du système judiciaire et l’organisation des juridictions. Ainsi, si l’on souhaite définir la qualité de la justice de manière effective en se plaçant du point de vue du justiciable, et avec le souci de rendre cette mesure utile, il faut prendre en compte un certain nombre de réalités.
D’une part, on ne peut pas mesurer la qualité de la justice qu’avec des indicateurs chiffrés. La qualité de la justice ne dépend pas seulement de la performance des professionnels, de la capacité de l’institution à gérer la masse des dossiers qui sont le terrain privilégié de la mesure. Bien sûr, certains indicateurs utilisés actuellement pour mesurer la performance de l’institution, tels que les délais de traitement des dossiers judiciaires, recoupent aussi certaines attentes des justiciables quant au traitement de leur affaire dans un délai raisonnable, qui constitue également un droit fondamental lié au procès équitable. Mais ils ne peuvent être les seuls critères d’évaluation de la qualité du système judiciaire.
D’autre part, il faut envisager d’une autre manière l’organisation des activités dans les juridictions dans la mesure où il peut y avoir un décalage important entre l’appréciation de la qualité de la justice du point de vue des professionnels du droit, et celle qu’en ont les justiciables. Par exemple : en tant que magistrats, pour qui écrit-on nos décisions ? Dans nos activités de rédaction, nous nous référons trop souvent à des normes internes, sans penser à ceux qui vont recevoir et lire nos décisions, si ce n’est nos pairs juristes : avocats ou magistrats des juridictions supérieures en cas d’exercice des voies de recours. Il est difficile de changer les cultures et les pratiques professionnelles, mais nous devons y travailler pour aller davantage vers les justiciables.
Enfin, j’ajoute qu’à mon avis il faut mener une réflexion approfondie sur la fonction sociale de la justice et la façon dont elle se donne à voir aux justiciables. Quelles représentations en ont-ils ? En France, nous sommes marqués par une culture historique forte, celle d’un Etat centralisé et qui s’est construit en développant son système judiciaire à ses côtés. Dans d’autres pays au contraire, la justice a été, et est encore perçue, comme un contrepoids au pouvoir politique. Ces différentes traditions s’incarnent par ailleurs dans l’architecture et la symbolique judiciaires. En France, la justice se voulait majestueuse, imposante. A mon sens, nous devons approfondir nos réflexions sur la symbolique judiciaire pour renouveler celle-ci et l’adapter aux exigences de démocratisation de la justice. Dans les nouveaux palais de justice, en France comme dans d’autres pays européens, nous sommes beaucoup à avoir introduit la notion de transparence, développé des réflexions sur la qualité des espaces, l’importance de la lumière, mais à mon sens, il faut aller plus loin encore. Il ne s’agit pas bien sûr de nier la gravité de la fonction de justice : juger autrui n’est pas un acte anodin et la légitimité de l’institution nécessite que cet acte s’inscrive dans un rituel, une symbolique. Mais ceux-ci ne doivent pas écraser le justiciable. La justice doit ainsi à la fois être une scène particulière mais doit également veiller à rester accessible à ses contemporains.
Comment concevez-vous la place du justiciable dans les procédures judiciaires en matière civile ? Quelles évolutions vous semblent souhaitables ?
Lorsqu’on s’intéresse aux éléments qui, pour le justiciable, concourent à la qualité de la justice, il faut prendre en compte non seulement le résultat de la procédure judiciaire – qu’il aille ou non dans le sens de sa demande – mais également l’accès au tribunal et la façon dont il est accueilli, accompagné et entendu par le juge. Les travaux sur le concept de “justice procédurale” ont montré que la légitimité accordée à la justice découlait largement de ces expériences très concrètes.
Ainsi, la première demande des justiciables concerne souvent l’accessibilité et la fonctionnalité des palais de justice. En Europe, pour des raisons historiques, les palais de justice sont des bâtiments anciens et qui occupaient autrefois d’autres fonctions, religieuses, hospitalières par exemple. Il faut donc, lorsqu’on les investit, les rénover et les aménager pour en faire de véritables lieux de justice, et les rendre accessibles à tous. Il faut aussi accueillir convenablement les justiciables et les orienter entre les différents services de la juridiction. Beaucoup de réformes en ce sens ont été menées en France, comme au Portugal ou encore en Italie. Le développement de la visioconférence participe aussi de cette dynamique lorsqu’il est maîtrisé et pensé sous l’angle d’une qualité repensée de l’audience.
Par ailleurs, les Etats doivent parallèlement et peut-être même prioritairement travailler à la clarification des procédures. La Cour européenne des droits de l’homme dont nous citons beaucoup les arrêts dans nos travaux a été amenée à condamner des Etats car la complexité et la lourdeur des procédures constituaient une entrave à l’accès des justiciables aux tribunaux. Sans remettre en cause les procédures et le cérémonial de l’audience qui cadre et définit les rôles de chacun, il faut sans doute penser à faire évoluer le déroulement des procès. En clair, ce que nous dit la Cour c’est que l’excès de formalisme peut finalement nuire au justiciable au lieu de protéger ses droits.
Une autre évolution indispensable concerne l’organisation du travail des magistrats. C’est un point qui me semble fondamental, ayant été président de tribunal et premier président de cour. En matière civile, le justiciable a tendance à être écarté de la procédure, sous l’effet d’une certaine forme de management judiciaire qui vise à réduire la durée voire le principe des audiences. On a également observé une tendance à sortir de la collégialité et à autonomiser le juge dans sa prise de décision. Il est indéniable que ces évolutions des pratiques professionnelles ont permis de faire face à la massification du contentieux civil dans de nombreux pays et, à l’échelle individuelle, d’augmenter la productivité des professionnels. Mais cela a également entraîné des conséquences d’une part pour les magistrats – sur la perception de leur charge de travail et du sens de leur mission – et sur les justiciables. Le manque d’harmonisation entre les décisions qui en résulte constitue en effet un obstacle à la sécurité juridique, et empêche une prévisibilité des décisions pourtant attendue par les justiciables. Ces derniers souhaitent comprendre la procédure et pouvoir en anticiper la durée mais aussi, dans une certaine mesure, l’issue possible.
De plus, la justice doit répondre aux besoins d’écoute et de reconnaissance des justiciables, en leur accordant davantage la possibilité de s’exprimer lors des audiences. Dans certains pays comme l’Allemagne, les justiciables ont l’opportunité de prendre la parole lors des audiences et d’exposer leur situation devant le tribunal, qu’ils soient ou non représentés. Si nous souhaitons développer par ailleurs les procédures de médiation ou d’autres modes amiables de résolution des différends, il faut avoir au préalable une réflexion globale sur la capacité des justiciables à participer activement aux audiences de différentes natures. Ils auront, en retour, le sentiment d’avoir été entendus et d’avoir été partie prenante de leur affaire et du fonctionnement de la justice. Nous devons également penser au rôle des avocats, qui représentent les justiciables et peuvent exprimer dans l’esprit de la foi du palais des attentes vis-à-vis de l’institution et sur la place qui leur est faite dans le déroulé des audiences.
Comment concrètement les juridictions et les professionnels du droit peuvent-ils améliorer leur communication et aller vers les justiciables ?
Par l’utilisation d’un langage clair et simple, qui peut être compris par le public d’abord. C’est un objectif selon nous très important pour renforcer la confiance dans les tribunaux. Les justiciables doivent pouvoir comprendre le déroulement de l’audience et les décisions de justice. Dans de nombreuses juridictions, des réflexions à ce sujet se sont développées et on assiste à de réelles améliorations. En France par exemple, on observe des évolutions notables des pratiques de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. D’une manière générale, la communication avec les justiciables s’est beaucoup améliorée. Cependant, l’utilisation d’un langage technique, peu clair pour les justiciables, persiste dans de nombreuses décisions judiciaires et dans les communications orales avec les justiciables. Nous proposons donc dans nos travaux un certain nombre de lignes directrices pour simplifier le langage juridique, faire évoluer les techniques rédactionnelles et simplifier la communication.
Par ailleurs, il faut réfléchir aux différents objectifs, moments et supports de cette communication. Pour améliorer les connaissances sur le fonctionnement des tribunaux, on pourrait imaginer différents dispositifs d’information, par exemple diffuser, dans les salles d’audience, des films présentant au public le déroulé de l’audience.
Toutes ces pratiques observées dans différents pays se retrouvent dans nos travaux. L’Europe est riche de sa diversité. Certains pays ont connu au cours des dernières décennies des processus de transition démocratique qui ont donné lieu à des expériences originales dans leurs politiques publiques. Le rôle de notre groupe de travail à la CEPEJ et d’en permettre une analyse et une diffusion au-delà des frontières internes.
A partir de ces travaux et de votre expérience, quelles seraient selon vous les perspectives de recherche à privilégier pour améliorer les connaissances sur les « besoins, demandes et attentes de justice » ?
Le développement de politiques publiques en termes d’accès à la Justice est assez bien analysé. En revanche les enquêtes auprès des justiciables sont encore trop peu nombreuses. Ces enquêtes permettent d’avoir une perception directe des difficultés qu’ils rencontrent et des besoins qui sont les leurs. L’exploitation de ces enquêtes peut être très utile pour améliorer le fonctionnement des juridictions.
Un autre objet de recherche pourrait porter sur la représentation de la Justice et le degré de confiance des citoyens dans cette institution. L’image souvent négative de l’institution judiciaire en France évolue peu. Comprendre ce qui fonde cette perception pourrait aider à envisager les moyens pour rétablir la confiance des citoyens dans la Justice, dans leur système juridique.
Propos recueillis par Harold Epineuse et Héléna Yazdanpanah
Novembre 2023
[1] Lignes directrices révisées relatives à la création de cartes judiciaires visant à faciliter l’accès à la justice dans un système judiciaire de qualité, 2013 : https://rm.coe.int/commission-europeenne-pour-l-efficacite-de-la-justice-cepej-lignes-dir/168078c493
[2] Lignes directrices sur l’organisation et l’accessibilité des tribunaux (bâtiments), 2014 : https://rm.coe.int/1680748289
[3] Guide sur la communication des tribunaux et des autorités judiciaires de poursuite pénale avec le public et les média, 2018 : https://rm.coe.int/cepej-2018-15-fr-guide-communication-crise-tribunaux-ministeres-public/16809025ff
[4] Lignes directrices sur la conduite du changement vers la Cyberjustice, 2016 : https://rm.coe.int/commission-europeenne-pour-l-efficacite-de-la-justice-cepej-lignes-dir/1680748154
[5] MANUEL POUR LA REALISATION D’ENQUETES DE SATISFACTION AUPRES DES USAGERS DES TRIBUNAUX DES ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE, 2016 : https://rm.coe.int/commission-europeenne-pour-l-efficacite-de-la-justice-cepej-manuel-pou/1680748303
[6] POUR UNE MEILLEURE INTEGRATION DE L’USAGER DANS LES SYSTEMES JUDICIAIRES : Lignes directrices et études comparatives sur la centralité de l’usager dans les procédures judiciaires en matière civile et sur la simplification et la clarification du langage avec les usagers, juin 2021
Lire l’entretien avec Jean-François Roberge issu du premier atelier BDAJ
Lire l’entrevue avec Michaë Janas et Nicolas Jacquet issue du deuxième atelier BDAJ
En savoir plus sur l’appel à projet récurrent « Besoins, demandes et attentes de justice » (BDAJ)