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De la reconnaissance d’une justice plurielle à la mesure du sentiment de justice : entretien avec Jean-François Roberge, juge à la Cour du Québec

L’IERDJ inaugure cette année un appel à projets de recherche récurrent sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à notre mission de structurer et de stimuler un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’Institut accompagne cette démarche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux qui permettent de documenter ce champ et de susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.  

La séance inaugurale de cette série d’ateliers s’est tenue le 28 mars 2023 à l’IERDJ. Nous recevions le juge Jean-François Roberge de la Cour du Québec. Ancien professeur à l’université de Sherbrooke, psychologue et juriste de formation, Jean François Roberge a présenté ses travaux sur les expériences et le sentiment de justice. Il est également revenu sur les récentes réformes du Code de procédure civile instituant une « justice plurielle ». Dans cet entretien, il répond à quelques questions évoquées lors de notre atelier.  

La Cour suprême du Canada reconnaît désormais l’existence d’un système de justice plurielle offrant au justiciable québécois plusieurs procédés de justice équivalents, et de même importance

Jean-François Roberge

Tous les procédés de justice sont construits sur une architecture de principes directeurs communs, ils offrent des garanties procédurales de même valeur .

J.F Roberge

Le sentiment de justice est le noyau essentiel des qualités attendues par les citoyens, et il offre un point de repère pour évaluer et mesurer l’état de la « justice vécue », de même que son évolution en termes de progrès ou de régression à travers le temps et l’espace.

J.F Roberge

Soyons indulgent dans les débats impliquant des idées en démarrage qui ne sont pas encore parfaitement construites afin de ne pas asphyxier l’innovation sous le poids de la pierre de la tradition. Une idée innovante en droit est un point de départ à construire, et non pas à critiquer.

J. F Roberge

IERDJ : Le nouveau Code de procédure civile Québécois entré en vigueur en (2016) donne aux modes de prévention et de règlement conventionnel des différends une place de même importance que le processus judiciaire traditionnel. Il s’agit d’une transformation majeure dans la culture judiciaire de la Province. Quels sont les grands principes de cette réforme ? Que signifie-t-elle pour les justiciables?  

Jean-François Roberge : Au Québec, une culture de justice participative s’est installée progressivement depuis le repère historique des travaux de la Commission du droit du Canada au début des années 20001. La réforme québécoise de la procédure civile de 2016 favorise de la même manière la responsabilisation des personnes pour choisir le bon procédé de justice qui convient à leur situation dans le but de prévenir ou régler le différend avant la judiciarisation, ou bien de gérer et régler le litige une fois celui-ci judiciarisé2. À la lecture de sa Disposition préliminaire, on constate ainsi que le Code de procédure civile (C.p.c.) vise « à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile », « par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes », et qu’il encadre « l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre.3»  

L’architecture du C.p.c. repose par ailleurs sur des principes directeurs communs et des garanties procédurales équivalentes que ce soit pour les procédés de justice amiable incluant la médiation (art. 1 à 7 C.p.c.) ou pour les procédés de justice de l’instance judiciaire incluant le procès (art. 17 à 24 C.p.c.)4. Ces garanties créent des obligations procédurales que les parties doivent ainsi respecter dans les deux cas, et que les juges ont le pouvoir de sanctionner dans leur mission d’assurer une saine gestion de l’instance5.  

Dans le prolongement de cette évolution, une décision rendue en 2021 par la Cour suprême du Canada reconnaît désormais l’existence d’un système de justice plurielle offrant au justiciable québécois plusieurs procédés de justice équivalents, et de même importance6 . Le plus haut tribunal du pays reconnaît essentiellement que les modes amiables de prévention et règlement des différends (PRD), notamment la médiation civile et la médiation familiale, sont des procédés de justice de même valeur que le procès, car ils possèdent des garanties procédurales équivalentes donc de même valeur (prévues par la loi, les usages professionnels de la pratique, l’encadrement déontologique, les contrats types, etc.).  

IERDJ : La conférence de règlement à l’amiable (CRA) québécoise qui a inspiré une partie de la politique française de l’amiable, a pour but d’amener les parties à trouver une entente mutuellement satisfaisante pour régler un différend. Cette recherche d’arrangements individuels entre les parties s’oppose à une vision plus traditionnelle de la justice, caractérisée par l’égale application de la loi. Ces deux conceptions ont -elles été confrontées dans les débats québécois sur les transformations de la justice ?  

J.-F. R. : Oui, il y a effectivement eu un débat pendant une quinzaine d’années et la solution retenue par le législateur fut celle de redéfinir les paramètres de la justice civile pour favoriser le concept de « justice plurielle » tel que décrit plus tôt. Avec la réforme de la procédure civile québécoise de 2016, le rôle du juge aussi est devenu pluriel, et les procédés à disposition des parties comme des juges sont également devenus pluriels.   

La mission du juge est d’abord plurielle car elle comporte aujourd’hui trois volets consacrés à l’article 9 C.p.c. : (1) favoriser la saine gestion de l’instance judiciaire, (2) faciliter la conciliation des intérêts entre les parties, et (3) rendre justice en droit par l’adjudication7. Étant donné que tous les procédés de justice sont construits sur une architecture de principes directeurs communs (proportionnalité, collaboration, etc.), ils offrent des garanties procédurales de même valeur (impartialité, bonne foi, etc.) ce qui permet d’avoir l’assurance que les arrangements individuels seront négociés dans le respect des droits procéduraux des parties et dans les limites de leur liberté contractuelle qui inclut le respect de l’ordre public.  

En définitive l’accord négocié résulte d’un processus encadré par des garanties légales et se conclut sur la base du consentement libre et éclairé des parties dans le respect des règles d’ordre public, et du contrôle de sa légalité si les parties en demandent l’homologation par un juge pour en forcer l’exécution. 

IERDJ : Parmi vos nombreux apports à la recherche, vous avez construit un index permettant d’apprécier le « sentiment de justice », que vous avez également appliqué aux règlements judiciaires comme amiable des différends. Pouvez-vous nous présenter en quelques mots ce qui constitue l’originalité de cet outil de mesure ?  

J.-F. R. : L’Index du sentiment de justice mesure la qualité de l’expérience vécue par les usagers d’un processus de règlement des différends, comme la médiation ou le procès ou même une procédure de règlement en ligne des litiges par exemple. Le concept de sentiment de justice est construit à partir des différentes caractéristiques de la notion de justice que l’on retrouve dans la littérature et les études empiriques provenant de disciplines diversifiées comme le droit, la politique, la sociologie, la psychologie, les sciences de la gestion et de la prise de décision, etc. Le sentiment de justice est le noyau essentiel des qualités attendues par les citoyens, et il offre un point de repère pour évaluer et mesurer l’état de la « justice vécue », de même que son évolution en termes de progrès ou de régression à travers le temps et l’espace.   

En résumé, le sentiment de justice est la combinaison (1) d’un sentiment d’équité et (2) d’un sentiment d’efficience composé de douze facteurs au total qui sont mesurés par un questionnaire8. Plus spécifiquement, le sentiment d’équité est composé des facteurs suivants : (1) la participation au processus, (2) l’information pour prendre une décision éclairée, (3) le traitement interpersonnel respectueux et avec dignité, (4) un résultat réparateur, (5) un résultat fonctionnel, (6) un résultat transparent et justifié. Le sentiment d’efficience est quant à lui composé des six facteurs suivants : (7) un procédé adéquat par rapport aux ressources économiques investies, (8) un procédé adéquat par rapport aux ressources psychologiques investies, (9) un procédé qui préserve le capital réputationnel de la personne, (10) un soutien actif obtenu du tiers par rapport au droit, (11) soutien actif obtenu du tiers par rapport aux besoins humains, et enfin  (12) un soutien actif obtenu du tiers par rapport à l’injustice vécue.  

L’Index du sentiment de justice mesure un résultat global de qualité de l’expérience de justice vécue par l’usager sous la forme d’un pourcentage, qui peut ensuite être analysé de manière plus spécifique pour obtenir un résultat propre au sentiment d’équité ou d’efficience ou bien en fonction de chacun des douze facteurs. Avec des données socio-démographiques (genre, éducation, revenu familial, etc.) nous pouvons aussi connaître les différences de résultat entre les personnes représentant différentes catégories sociales.  

Dans une perspective d’accès à la justice centrée sur les personnes, les résultats obtenus permettent de mesurer la qualité de la justice concrètement rendue, et d’améliorer les procédures en se basant sur la rétroaction reçue des justiciables.  Plus largement, les résultats peuvent être un élément de réflexion pour orienter les politiques publiques d’investissement en justice et mieux cibler les services de justice à créer ou à soutenir en complémentarité du système judiciaire dans le but d’accompagner les justiciables.  

IERDJ : A partir de votre expérience à la fois de chercheur et de praticien, quelles seraient selon vous les perspectives à privilégier pour un champ de recherche sur la thématique des  « Besoins, attentes et demandes de justice » ? Quelles pistes pourraient être explorées prioritairement ?  

J.-F. R. : À mon avis, le message le plus important à retenir de l’expérience québécoise de la réforme de la justice et son analyse par la recherche est que tout est possible. Après plusieurs années de débat, nous avons construit la solution de la « justice plurielle » en nous inspirant des tendances internationales en évolution sur le concept de l’accès à la justice centrée sur les personnes, de la procédure civile collaborative et de la bonne foi procédurale, de la justice participative ou réparatrice ou relationnelle ou organisationnelle ou empirique ou numérique, de l’éthique professionnelle, de la diplomatie politique et scientifique, du « Legal Design Thinking », de la mentalité intégrative pour négocier et régler les conflits, etc.9.  

Nous avons notamment été inspirés par les travaux de pionniers et d’innovateurs en France qui n’ont peut-être pas encore eu chez eux toute la reconnaissance qu’ils méritent. J’ai eu le privilège d’en croiser plusieurs au fil des années, sans malheureusement les avoir tous rencontrés, et je sais qu’ils se reconnaîtront. La France aime les idées, l’ouverture au monde et le partage y sont très valorisés. Le défi à surmonter est d’actualiser les grandes idées dans un choix pragmatique qui peut susciter l’adhésion et la mise en œuvre coordonnée par le plus grand nombre.      

Alors mon souhait est qu’une littérature audacieuse soit construite par des chercheurs brillants et ouverts aux idées innovantes à travers le monde qui peuvent être utilisées comme point de départ pour un projet théorique ou empirique qui se construit d’une manière itérative et progressive. Soyons indulgent dans les débats impliquant des idées en démarrage qui ne sont pas encore parfaitement construites afin de ne pas asphyxier l’innovation sous le poids de la pierre de la tradition. Une idée innovante en droit est un point de départ à construire, et non pas à critiquer. Nos grands progrès sociétaux et technologiques sont issus des connaissances construites par l’expérimentation et l’apprentissage par essais et erreurs.  Aujourd’hui, nos édifices sont construits en verre plutôt qu’en pierre au sens propre, ce qui laisse passer la lumière et permet d’avoir une meilleure vue d’ensemble au sens figuré.  

Propos recueillis par Helena Yazdanpanah et Harold Épineuse 


1 COMMISSION DU DROIT DU CANADA, La transformation des rapports humains par la justice participative, Ottawa, Rapport de la Commission du droit du Canada, 2003, (Présidente : Nathalie Des Rosiers) en ligne : Programme des services de dépôt, Gouvernement du Canada <http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection/JL2-22-2003F.pdf>. 

2 Jean-François Roberge. Prévention et règlement des différends (PRD). Conseiller et négocier. Montréal, Éditions Yvon Blais, 2020; Jean-François Roberge. La justice participative. Fondements et cadre juridique. Montréal, Éditions Yvon Blais, 2017; Jean-François Roberge. La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends. Montréal, Éditions Yvon Blais, 2011. 

3 Disposition préliminaire, Code de procédure civile, RLRQ, c. 25.01. 

4 Jean-François Roberge. « L’accès à la justice au 21e siècle. Vers une approche empirique et plurielle. », 2020, 54 Revue Juridique Thémis de l’Université de Montréal, p. 487-510; Jean-François ROBERGE, « Les défis d’une justice participative. Garantir des qualités procédurales aux modes de prévention et règlement des différends. » dans Lise Casaux-Labrunée et Jean-François Roberge (éds), Pour un droit du règlement amiable des différends. Des défis à relever pour une justice de qualité. LGDJ Lextenso, 2018, p. 57-77.  

5  Art. 9, 18, 19, 20 et 339-343 C.p.c. 

6  Association de médiation familiale du Québec c. Bouvier, 2021 CSC 54, par. 55, 60, 62, 63. 

7 Disposition préliminaire, art 9 C.p.c. ; Jean-François Roberge. La conciliation judiciaire. Maîtriser la théorie et la pratique. Montréal, Thomson Reuters, Éditions Yvon Blais, 2023. 

8  Jean-François Roberge, Dorcas Quek Anderson. « Judicial Mediation: From Debates to Renewal. » (2018) 19:3, Cardozo Journal of Conflict Resolution, 613-651; Jean-François Roberge. « Le sentiment de justice. Un concept pertinent pour évaluer la qualité du règlement des différends en ligne? » (2020) 1, Revue juridique de la Sorbonne, 5-21. 

9 Jean-François Roberge. « Mobilisation pour une justice participative au XXIe siècle : l’exemple canadien ». Dans Hervé Cassan et Marie-Pierre de Bailliencourt (dirs). La négociation vécue par les professionnels. Larcier 2021, 105-120. 

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