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Les attentes des justiciables au cœur des politiques locales de justice. Entretien avec les chefs de juridiction de Lyon, Michaël Janas et Nicolas Jacquet

Après une séance introductive en présence du juge Québecois et ancien professeur Jean-François Roberge , la première séance de cette série d’ateliers s’est tenue le 11 septembre 2023 à l’IERDJ. Nous recevions les chefs de juridictions du tribunal judiciaire de Lyon, le Président Michaël Janas et le Procureur de la République Nicolas Jacquet. Ils sont revenus sur la création d’un comité des usagers au tribunal judiciaire de Lyon, dont ils sont à l’initiative.

L’IERDJ a en effet publié cette année un appel à projets de recherche sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à notre mission de structurer et stimuler un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’institut accompagne cette démarche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux qui permettent de documenter ce champ et de susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.

Michaël Janas, Président du Tribunal judiciaire de Lyon

L’image qui nous est renvoyée par nos concitoyens ne correspond pas du tout à la manière dont on vit nos métiers.

Michaël Janas

Nous avons d’abord voulu répondre aux demandes de justice de nos concitoyens par une action pénale rapide et adaptée aux spécificités des territoires

Nicolas Jacquet

Nicolas Jacquet, Procureur de la République

Les réflexions du comité interne nous ont permis d’identifier cinq thématiques et axes de travail : le langage judiciaire ; l’illectronisme ; l’accompagnement des victimes ; la ponctualité ; et enfin l’accès au tribunal des personnes en situation de handicap

Michael Janas

Nous avons réalisé que les usagers apprécient d’être interrogés et de sentir que leur opinion est prise en compte. Ils y voient une marque de considération.

Nicolas Jacquet

Vous êtes à l’initiative de la création d’un comité des usagers au tribunal judiciaire de Lyon. Comment concevez-vous la place des justiciables dans le fonctionnement des institutions?

Michaël JANAS : Notre expérience de chefs de juridiction nous a conduit à faire plusieurs constats. D’une part, les magistrats et greffiers, au sein des juridictions, partagent le même sens du service public. Nous sommes attachés à notre mission, qui consiste à apaiser la société, connaître ses dysfonctionnements qu’ils soient civils ou pénaux et tenter d’y apporter des solutions. Mais l’image qui nous est renvoyée par nos concitoyens ne correspond pas du tout à la manière dont on vit nos métiers . C’est très déstabilisant, et même préoccupant car la justice devrait être vue pour ce qu’elle est : un lieu d’humanité, un lieu d’écoute, un lieu où l’on tranche les litiges hors des rapports de force. Or, il peut être difficile de faire passer nos messages auprès des justiciables. Le ministère de la Justice et le conseil supérieur de la magistrature ont produit une communication extrêmement intéressante, mais qui n’est pas suffisamment relayée auprès de nos concitoyens. D’autre part, nos juridictions sont confrontées à des difficultés organisationnelles qui persistent depuis maintenant plusieurs années. Face à ces difficultés structurelles, il faut développer notre culture de l’évaluation. En tant que chefs de juridiction ayant exercé ensemble déjà à Angoulême il y a quelques années puis désormais à Lyon, nous nous sommes dit que nous avions un rôle à jouer, avec nos équipes, pour restaurer la confiance de nos concitoyens dans la justice.

Nous avons ainsi décidé de nous ouvrir à la Cité en nous appuyant sur des dispositifs très divers. Il serait difficile d’en dresser ici un inventaire exhaustif. Nous avons organisé des conférences-cinéma ; nous avons également investi les maisons de justice et du droit sur tous les territoires, notamment les petites communes. Nous nous déplaçons ensemble, avec Nicolas Jacquet, pour rencontrer directement les usagers et dialoguer avec eux. Toutes ces actions ont été extrêmement riches. Les justiciables ont beaucoup à dire, et s’intéressent autant à la justice civile qu’à la justice pénale. Nous nous sommes d’ailleurs rendu compte que beaucoup d’entre eux méconnaissent le fonctionnement de la justice, et que beaucoup des critiques qui nous sont adressées résultent de cette méconnaissance. Nous allons à leur rencontre, nous leur répondons et il arrive souvent que les discussions aboutissent à une meilleure compréhension de nos missions.   

Nicolas JACQUET : Avant de faire venir les usagers à nous [en mettant en place le comité], nous avons en effet commencé par aller vers eux. Avec le président Michaël Janas, nous avons d’abord voulu répondre aux demandes de justice de nos concitoyens par une action pénale rapide et adaptée aux spécificités des territoires. Notre démarche s’inscrit dans un protocole de tranquillité publique. Lors de nos déplacements au sein des points de justice de notre ressort, les justiciables nous interpellent sur de petits actes de délinquance, ou des incivilités. Ces actes ne donnent pas toujours lieu à une intervention des services de police mais pèsent pourtant de manière bien réelle sur leur quotidien. Pour remédier à cette situation nous avons mis en place, avec les mairies et des acteurs locaux, un certain nombre de partenariats. Nous évaluons ensemble les préoccupations des justiciables, et les actes d’incivilité ou de délinquance doivent constituer une priorité pour les services de police. Lorsque ce type de fait est constaté, le contrevenant est convoqué devant un délégué du procureur et l’adjoint au maire, pour lui faire un rappel de ses obligations légales et citoyennes éventuellement conditionné à une indemnisation, une remise en état ou une contribution citoyenne. Dans beaucoup de cas (près de 80%), cette réponse alternative aux poursuites suffit, mais dans le cas contraire nous nous mobilisons pour apporter une réponse juridictionnelle rapide. Nous avons mis en place un premier partenariat de ce type à Vaux-en-Velin, puis continué dans le 8ème arrondissement de Lyon, Bron et Vénissieux. Sur ces différents territoires, il a démontré son efficacité. Nous développons également un dispositif similaire dans le secteur de l’éducation, afin de permettre le signalement et la convocation des parents qui ne respectent pas la communauté éducative et se rendent auteurs de comportements inciviques susceptibles de recevoir une qualification pénale. Là encore, la démarche est commune à la justice et aux autres services de l’Etat concernés, au travers d’une convocation devant un délégué du procureur spécialisé et un représentant du rectorat. Ces démarches ont été déterminantes pour susciter la confiance des usagers. Elles ont constitué une première étape, qui a permis ensuite de les faire venir à nous.

Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le comité des usagers que vous avez mis en place au sein de votre juridiction ?  

Nicolas JACQUET : La création d’un comité des usagers s’inscrit, vous l’aurez compris, dans un plan d’action plus global. Son objectif est d’améliorer l’accueil des justiciables, mais aussi de restaurer leur confiance dans l’institution. Il s’agit également, pour l’ensemble des professionnels œuvrant pour assurer le bon fonctionnement de la justice, de placer le sens de nos métiers au cœur de nos réflexions et actions. Notre plan d’action repose sur trois outils. D’abord le questionnaire élaboré par la CEPEJ [Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice], qui va nous aider à définir et évaluer les attentes des justiciables. Le second outil est un groupe interne que nous avons constitué avec des volontaires, magistrats et fonctionnaires pour réfléchir aux réponses organisationnelles que nous pouvons apporter aux problèmes soulevés par les réponses au questionnaire. Et le troisième outil est le comité des usagers, qui intervient pour nous donner son sentiment sur le plan d’action. C’est cette démarche que nous avons retenue et ces trois outils que nous déployons l’un après l’autre.

Michaël JANAS : Nous nous sommes beaucoup inspirés des dispositifs participatifs existant au sein des hôpitaux. Nous avons ainsi tenté de réunir deux mondes, celui des usagers et celui des représentants institutionnels, pour réfléchir sur l’organisation de notre juridiction. Pour le comité des usagers, nous avons recruté une dizaine de membres. Des usagers du tribunal, des lecteurs du journal Le Progrès que nous avons associés à notre initiative, des étudiants, et des représentants des associations. Nous avons fait évoluer notre réflexion au fil du temps, par exemple sur la question de la présence des élus au sein du comité. Nous préférons actuellement une participation directe des usagers, mais nous sommes dans la construction.

Nous avons toujours gardé en tête la nécessité de combiner l’exploitation du questionnaire de la CEPEJ qui sonde les attentes particulières des usagers à un moment donné, et la consultation du comité dont les membres s’engagent dans une démarche plus longue et réflexive, ceci pour dépasser les points de vue subjectifs du sondage saisis sur le vif, et mesurer les attentes des usagers d’une façon plus large. Il fallait alors organiser la formation de ces usagers membres du comité. Nous les avons invités au palais de justice pendant une journée, ce qui a aussi permis de créer du collectif. Les usagers ont ainsi salué le travail des équipes, ce qui a été un moment fort, en particulier pour le greffe.

Vous avez choisi de mettre en avant la qualité de l’accueil des usagers. Comment avez-vous travaillé cette dimension au sein du tribunal judiciaire ?

Nicolas JACQUET : Nous avons commencé par observer les dispositifs participatifs mis en place dans les hôpitaux. Ainsi nous avons identifié deux façons d’associer les usagers aux décisions qui les concernent. D’abord, le recours à des associations d’usagers qui se retrouvent associées à la gouvernance des hôpitaux. D’autre part, il arrive que des groupes de patients soient constitués et consultés dans le cadre de projets spécifiques. C’est cette troisième voie que nous avons d’abord privilégiée. Mais il nous fallait, par ailleurs, convaincre nos collègues de l’utilité de ces dispositifs et les associer pleinement à leur mise en œuvre.

Nous avions déjà expérimenté le questionnaire de la CEPEJ lorsque nous étions tous les deux chefs de juridiction au tribunal de grande instance d’Angoulême. Il nous avait été très utile pour identifier les attentes des justiciables, en termes d’accueil et d’orientation au sein de notre juridiction. La mise en place d’un tel questionnaire est toutefois très lourde et ne peut se faire sans les soutiens dont nous avons bénéficié au sein de notre tribunal et à l’Université.

Nous avons finalement eu l’opportunité de renouveler l’expérience à Lyon. Nos déplacements et nos rencontres avec les justiciables ont eu des retombées positives qui ont permis de créer les conditions d’une relance de ce dispositif. D’autre part, nous avons réussi à obtenir l’adhésion de nos équipes, au sein du tribunal. Enfin, un programme immobilier d’ampleur est en cours : tout le parvis et toute l’entrée du tribunal vont être rénovés. Ces travaux ont des implications directes pour l’accueil du public, les différents services et leur emplacement au sein du tribunal vont être réorganisés. Dans ce contexte, interroger les justiciables pour connaitre leurs ressentis et attentes apparaissait naturel et indispensable.  

Les fonctionnaires du tribunal se sont ainsi beaucoup investis pour pouvoir diffuser le questionnaire dans l’ensemble des services du tribunal. L’université de Lyon a également été très à l’écoute et a mis à notre disposition des étudiants pour mettre en œuvre et analyser le questionnaire. Grâce à leurs efforts combinés nous avons pu récupérer 335 questionnaires.  

Enfin, nous avons rencontré l’ordre des avocats pour les associer au projet et ils ont accepté de participer. Ils ont été interrogés en tant qu’acteurs de l’institution. Ils sont souvent les premiers interlocuteurs des justiciables, et l’interface avec l’institution judiciaire.

Michaël JANAS : Nous avons également constitué un groupe de travail interne. Lorsque nous nous sommes renseignés sur les dispositifs participatifs au sein des hôpitaux, nos interlocuteurs ont souligné l’importance de ce groupe de professionnels, complémentaire à celui des usagers. Il est en effet essentiel que l’ensemble des professionnels soient associés au projet et consultés sur l’organisation de leurs activités.  Notre groupe est mixte : greffe, siège, parquet sont représentés. Nous avons fonctionné sur la base du volontariat et beaucoup de jeunes collègues se sont lancés dans l’aventure. D’emblée, les réflexions du comité interne nous ont permis d’identifier cinq thématiques et axes de travail : le langage judiciaire ; l’illectronisme ; l’accompagnement des victimes ; la ponctualité ; et enfin l’accès au tribunal des personnes en situation de handicap. Ces thématiques doivent alimenter nos réflexions et notre politique de juridiction pour les mois qui viennent.

Quels enseignements avez-vous tiré de ces différentes consultations ?

NICOLAS JACQUET : Dans l’ensemble, les résultats du questionnaire ont d’abord été très positifs. L’accueil, la courtoisie des agents, la qualité des informations données, l’écoute étaient globalement très bien perçus par les usagers. La découverte de ces résultats a eu un impact très positif sur nos équipes : ils nous confortaient dans nos valeurs et notre déontologie et nous montraient que nous parvenions à les traduire en actes. Nous avons également réalisé que les usagers apprécient d’être interrogés et de sentir que leur opinion est prise en compte. Ils y voient une marque de considération. Il reste toutefois des défis et des problématiques à résoudre. Par exemple, nous avons des difficultés à intégrer certains publics à notre dispositif. Les justiciables qui sortent des audiences correctionnelles – les victimes en particulier – sont souvent réticentes à être interrogées. C’est un point à améliorer, ainsi que le déploiement du questionnaire dans l’ensemble des services d’un grand tribunal comme celui de Lyon. Les questionnaires CEPEJ sont longs, et en faire un déploiement systématique demande une organisation conséquente et des équipes très mobilisées.

Dans l’ensemble, les résultats confortent ceux que nous avions obtenus lors du déploiement du questionnaire à Angoulême. Ils nous éclairent également sur nos angles morts. Par exemple, les justiciables regrettent parfois de ne pas mieux comprendre le déroulement des audiences et les décisions de justice. De même, les victimes décrivent parfois leur expérience de l’audience comme un traumatisme du fait de l’attente et de leur confrontation à l’auteur. Il faut comprendre d’où viennent ces ressentis et expériences pour pouvoir y apporter des solutions. Souvent, il s’agit de problèmes d’organisation très concrets. Lors des audiences, le prévenu se tient parfois derrière les victimes, qui peuvent en éprouver un sentiment d’anxiété lorsqu’elles viennent témoigner. En prenant conscience de ces réactions diverses, nous sommes mieux à même de repenser l’organisation de nos audiences.  

Michaël JANAS : Les résultats du questionnaire doivent alimenter notre plan d’action. Il a donc fallu réfléchir au pilotage que l’on met en place pour répondre aux différents constats. Nous avons été agréablement surpris par les résultats ; nos équipes en sortent avec un nouvel optimisme, et retrouvent le sens de leur travail, de leurs missions. C’est un premier impact positif du questionnaire.  

Ensuite, nous devons bien sûr réfléchir à ces attentes exprimées des justiciables et à nos marges de progression. Les usagers attirent notre attention sur des problèmes très concrets, et que par habitude nous ne voyons pas. Dans l’ombre des audiences, il se passe beaucoup choses qu’on ne voit pas mais qui sont déterminantes dans les expériences des justiciables. Parmi elles, l’accès des personnes handicapées au palais de justice. On ne s’en était pas rendus compte qu’il manquait des places de parking et des accès adaptés aux salles d’audience, c’est pourtant très facile à résoudre. Le handicap invisible n’est pas non plus pris en compte. Un autre exemple de choses que l’on peut facilement améliorer : le service de l’aide aux victimes n’est pas suffisamment visible, et si beaucoup d’entre elles n’y accèdent pas, c’est simplement faute d’une signalétique et d’une information claire. Beaucoup de solutions sont en réalité liées à l’organisation de nos services et demandent peu de moyens. Nous devons y réfléchir et avancer, ensemble.  

A partir de votre expérience, quelles seraient selon vous les perspectives de recherche à privilégier pour améliorer les connaissances sur les « Besoins, attentes et demandes de justice » ?

Michaël JANAS : Alors de que de nouveaux moyens arrivent en juridiction, la question de la qualité de la justice – sur laquelle l’IERDJ a déjà initié de nombreux travaux – est plus que jamais un enjeu majeur. Cette qualité pourrait être pensée dans la logique du “dernier kilomètre”, pour reprendre l’expression mise en avant par le Conseil d’Etat dans son rapport.

Parmi les questions sur lesquelles nous travaillons, une des pistes les plus prometteuses serait celle de la modélisation de l’accueil des justiciables, en co-construction avec les usagers. Les usagers lors de nos derniers échanges nous disent ainsi, pour prendre un exemple, que l’acronyme « BAV » ne signifie rien pour eux (ce qui n’est pas du tout surprenant), mais que « bureau d’aide aux victimes » non plus (ce qui est plus étonnant). Nos usagers proposent de retenir une couleur unique pour les victimes (violet), de mettre au sol des pas colorés vers un « accueil victime ». De labelliser un banc d’audience au sein des salles d’audiences avec la même couleur pour que les victimes sachent où s’asseoir, cet endroit étant protégé des interventions des prévenus lorsque ces derniers sont libres… Ils indiquent que des chevalets devraient être posés pour indiquer qui est qui, que l’huissier d’audience devrait avoir un badge l’identifiant, que des films rappelant les règles du procès et les attitudes a adopté lors des audiences devraient être projetés dans la salle. Toutes ces idées pourraient être expérimentées, évaluées par la recherche, puis modélisées, pour être mises en œuvre dans tous les palais de justice.  

L’autre sujet, sur lequel nous décelons une attente forte des usagers, consiste à savoir mieux gérer les temps d’attente au sein du palais. D’abord en prévoyant, à la manière des affichages qui se trouvent dans les gares pour les trains, un affichage dynamique de l’appel des affaires. L’idée serait d’offrir plus de visibilité sur l’ordre de passage, avec des rappels par SMS des parties par exemple lorsque leur affaire est sur le point d’être appelée. Il est incompréhensible pour nos concitoyens d’être convoqué à 14h00 pour voir leur affaire jugée à 20h00, voire à la nuit. Le problème est connu mais a peu été traité sous l’angle de la gestion du temps d’attente, la solution parfois explorée des convocations séquencées en amont posant d’ailleurs d’autres difficultés. De la même manière les conditions d’attente pourraient être retravaillées, avec écrans projetant des films rappelant les règles du procès par exemple, à la manière de ce qui peut être trouvé parfois dans les salles d’attentes médicales.

Propos recueillis par Harold Epineuse et Héléna Yazdanpanah