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Sonder en profondeur le système judiciaire de notre pays

Rencontre avec Virginie Sansico, historienne et chercheure associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), auteure de « La justice déshonorée 1940-1944 », membre du programme de recherche Jupiter et du collectif de recherche ProMeTe qui travaillent sur les procès du terrorisme et co-organisatrice du séminaire « Justice et Guerre », rendez-vous mensuel de l’IERDJ.

L’histoire de la justice sous Vichy interroge la pertinence de la distinction entre l’exception et l’ordinaire, entre le droit commun et un droit politique appliqué comme une nouvelle forme de droit commun.

Virginie Sansico
Virginie Sansico, historienne et chercheure associée au Cesdip.

C’est l’un des enjeux de ce séminaire que de déterminer, par un programme au long cours ne se contentant pas de répondre à l’actualité immédiate, dans quelle mesure les conflits récents, notamment le conflit ukrainien, font évoluer l’action du droit et de la justice face à la guerre, mais aussi en quoi une forme de « récit du droit » s’élabore dès le début des conflits et devient également un acteur de ces guerres et une arme politique aux mains des différents belligérants.

Virginie Sansico
Séance du séminaire « Justice et Guerre » avec la participation de Michel Duclos et les co-organisateurs de l’événement Joël Hubrecht et Virginie Sansico.

Dans votre livre, « La justice déshonorée 1940-1944 », publié en en 2015, vous vous êtes particulièrement intéressée au fonctionnement de la justice sous le régime de Vichy, en étudiant en particulier, son fonctionnement dans la juridiction de Lyon et en montrant que la politisation répressive de cette justice pouvait passer par le « droit commun », le droit ordinaire. Quels enseignements peut-on tirer de l’histoire de la justice en France sous l’occupation ?

La justice pénale sous Vichy a longtemps été étudiée sous l’angle prioritaire des juridictions d’exception, à la participation desquels les magistrats les plus favorables au régime se portaient volontaires. Cette approche ne posait ainsi pas tant la question des pratiques de l’institution judiciaire en temps de crise et de rupture politique, que celle de l’adhésion d’une certaine élite conservatrice française au régime pétainiste et à ses politiques répressives en constante radicalisation. Étudier la masse des procédures dites « de droit commun » et les décisions auxquelles elles ont donné lieu, principalement devant le tribunal correctionnel, permet d’inscrire les politiques pénales et les pratiques judiciaires sous Vichy dans le temps long de l’histoire de la justice, et d’en évaluer les continuités, les ruptures, les formes d’accommodation déployées par ses praticiens ainsi que les freins qu’un certain ethos professionnel a pu opposer aux exigences du pouvoir.

Alors que le régime de Vichy n’épure que faiblement la profession (environ 5 % seulement des magistrats sont évincés), celle-ci absorbe la rupture politique de 1940 sans réel accroc. La prestation de serment à Pétain, à l’été 1941, le symbolise, mais surtout, on constate que la politisation du contentieux correctionnel est immédiate et mise en œuvre par l’ensemble du corps magistrat : délits d’opinion, premiers résistants, juifs enfreignant les lois antisémites, sont intégrées au droit commun et sont parmi les infractions courantes auxquelles se confronte toute la profession. Ainsi, l’histoire de la justice sous Vichy interroge la pertinence de la distinction entre l’exception et l’ordinaire, entre le droit commun et un droit politique appliqué comme une nouvelle forme de droit commun.

Vos premières recherches portent donc sur l’histoire du droit en France. Vous êtes membre du programme de recherche Jupiter et du collectif de recherche ProMeTe qui travaillent sur les procès du terrorisme, notamment ceux de janvier 2015 et du 13 novembre 2015. Comment est né votre intérêt pour ce sujet cette fois très contemporain ? À la lumière de votre expérience, quels sont les grands enjeux juridiques et sociaux des procès de terrorisme ?

Le cheminement vers l’étude des procès très contemporains, engagé depuis près d’une dizaine d’années, s’explique d’une part par un intérêt porté au temps long de la justice, afin de comprendre comment le droit et les institutions pénales ont, du XIXe siècle à nos jours, défini, catégorisé et sanctionné les violences et les contestations politiques. Il s’agit en outre d’un questionnement d’ordre épistémologique, qui interroge tant les méthodes de l’histoire dite « immédiate », « du temps présent » ou « du très contemporain » que les problématiques liées aux sources et à l’archivage des procès : par définition, les sources écrites de la justice conservées par les archives nationales s’arrêtent le plus souvent aux portes de la salle d’audience, du fait de l’oralité des débats. Assister aux audiences permet à l’historien d’accéder à un objet qui ne lui est habituellement connu que par des sources indirectes. Enfin, les derniers procès du terrorisme ont fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel du fait de leur « intérêt historique », décrété en amont par ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris : ce renversement de perspective ne peut évidemment qu’interpeller un regard d’historien.

Les procès actuels du terrorisme sont porteurs d’enjeux multiples. Qualifiés de « hors-normes », ils le sont en de nombreux aspects (salle d’audience construite pour l’occasion, démultiplication des espaces du procès, nombre d’accusés, nombre de parties civiles, nombre d’accréditations, organisation sécuritaire, enregistrement audiovisuel, etc.), qui placent ces procès pénaux en tension permanente avec les enjeux symboliques que la société leur attribue. Les notions de radicalité, de violence, de terrorisme y sont questionnées, et un « récit du droit » s’y élabore par la contribution de l’ensemble des acteurs. Ces procès interrogent également la place de la victime dans le processus pénal, qui tend parfois à déséquilibrer des procédures dont l’objectif demeure de juger les responsabilités individuelles de chaque accusé. Enfin, ces procès d’évènements traumatiques pour l’ensemble de la société posent également la question de leur place dans les constructions mémorielles individuelles et collectives.

Ces deux thématiques (Vichy, les procès du terrorisme djihadiste) vous ont permis de sonder en profondeur le système judiciaire de notre pays. Vous participez cette année à l’organisation du séminaire « Justice et Guerre », événement mensuel de l’IERDJ, avec Joël Hubrecht, responsable d’études et de recherches à l’IERDJ. Alors que la guerre est de retour sur le sol européen, quel regard portez-vous sur la capacité des tribunaux nationaux et cette fois aussi, internationaux, à répondre aux défis de la guerre en Ukraine et des conflits armés actuels ?

C’est l’un des enjeux de ce séminaire que de déterminer, par un programme au long cours ne se contentant pas de répondre à l’actualité immédiate, dans quelle mesure les conflits récents, notamment le conflit ukrainien, font évoluer l’action du droit et de la justice face à la guerre, mais aussi en quoi une forme de « récit du droit » s’élabore dès le début des conflits et devient également un acteur de ces guerres et une arme politique aux mains des différents belligérants. Des interrogations sur les qualifications aux enjeux de territorialité, des questions de compétences à l’imbrication des juridictions nationales et internationales (voire ad hoc), du recueil des preuves matérielles à celui des témoignages, jusqu’aux enjeux numériques qui traversent nombre de ces problématiques, le droit et la justice sont d’évidence bousculés par les conflits récents.

Il est néanmoins nécessaire de ne pas céder à l’essentialisation, notamment autour de la guerre en Ukraine sur laquelle se focalisent toutes les attentions depuis février 2022. La mise en perspective historique permet d’éclairer les problématiques actuelles et les difficultés qui se posent aux acteurs judiciaires nationaux et internationaux : celles-ci s’inscrivent dans un long processus, des prémices du droit international à la fin du XIXe siècle aux réflexions fondamentales conduites dans l’entre-deux-guerres autour, notamment, des notions de « barbarie » ou de « danger universel », jusqu’à Nuremberg, à la CPI, aux tribunaux pénaux internationaux et au développement de la compétence universelle. De même, le recueil de la preuve en temps réel est un souci permanent des victimes et de leurs soutiens dès le génocide arménien et la Shoah, que l’on retrouve dans les conflits récents, notamment syrien et ukrainien. La centralité de la question des enfants comme cibles de l’agression militaire est également une permanence de l’histoire des poursuites judiciaires contre les crimes de masse (voir par exemple sa centralité lors du procès de Klaus Barbie). Les échanges entre praticiens et chercheurs, l’un des objectifs du séminaire « Justice et guerre », permettent d’alimenter l’ensemble de ces réflexions, y compris dans leurs dimensions prospectives.

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  • Entretien avec Joël Hubrecht, spécialiste de justice pénale internationale et de justice transitionnelle à l’IERDJ
    Publié le 7 Oct. 2022