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Entretien avec Joël Hubrecht, spécialiste de justice pénale internationale et de justice transitionnelle à l’IERDJ

Joël HUBRECHT

La coopération est devenue un enjeu majeur pour assurer le recueil rapide et la préservation des preuves,
et pour coordonner la mobilisation sans précédent d’acteurs nationaux et internationaux

Ce programme de justice pénale internationale ne se limite pas à l’approche pénale mais couvre aussi la justice dite ‘transitionnelle

La justice transitionnelle connaît des évolutions notables notamment dans les régions francophones comme en Centrafrique où une commission vérité a été mise en place aux côtés d’un tribunal hybride (réunissant magistrats centrafricains et étrangers) pour se saisir des massacres et des crimes terribles commis dans ce pays depuis des décennies. Aujourd’hui, on constate que des démocraties plus anciennes et solides comme le Canada vis-à-vis de ses populations autochtones ou la France ont aussi recours, sous différentes formes, à ce type de justice. En France, elle est au cœur du traitement des violences sexuelles dans l’Église mais aussi de ce que le rapport Stora a recommandé de faire pour la guerre d’Algérie. De même, avec la future mise en place du mémorial sur les crimes de terrorisme, on voit bien que le tribunal n’est qu’une des enceintes où la société peut réagir à une menace terroriste en grande partie endogène mais aussi indissociables de dynamiques extérieures.  

Laetitia Louis-Hommani : Vous suivez la thématique de la Justice pénale internationale à l’IERDJ, dans ce cadre vous participez à de nombreux projets. Pouvez-vous nous en présenter les principaux axes ?

Joël Hubrecht : À l’IERDJ, je m’occupe depuis peu de nouvelles activités comme les Actu-Recherche, une publication qui présente de manière synthétique et pédagogique les recherches universitaires soutenues par l’Institut.

Mes activités liées à la justice pénale et transitionnelle sont, quant à elles, plus anciennes. Elles s’inscrivent dans le sillage de programmes amorcés à l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ) et se déclinent principalement sous les formes d’animation de réseaux et de groupes de réflexions collectives, de publications, de participation à des colloques et enfin de l’accompagnement de projets originaux et transdisciplinaires. 

Avec l’électro-choc que représente l’agression russe de février 2022 en Ukraine et la variété des réactions judiciaires qui s’en est immédiatement suivie, la coopération est devenue un enjeu majeur pour assurer le recueil rapide et la préservation des preuves et pour coordonner la mobilisation sans précédent d’acteurs nationaux et internationaux. Les acteurs se situent au niveau européen, avec Eurojust et le réseau « génocide européen », au niveau national, avec les juridictions nationales de pays qui vont de la Pologne aux Etats-Unis en passant par la France et bien sûr l’Ukraine et au niveau international, avec la  Cour pénale internationale ou la Cour internationale de justice. Nous avons mis en place un réseau de magistrats, de praticiens et d’universitaires pour mieux cerner les évolutions en cours, évaluer l’état des instruments de coopération existants et partager des pratiques et des expériences. L’objectif est d’identifier ainsi des possibilités d’action et de formuler avant la fin de l’année des recommandations pertinentes dans un rapport et une conférence publique. 

Ce programme de justice pénale internationale ne se limite pas à l’approche pénale mais couvre aussi la justice dite « transitionnelle», c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes mis en place par une société pour faire face à ses crimes du passé : commissions vérité, réparations, réformes sécuritaires et législatives, etc. Pour être à la hauteur des enjeux sécuritaires et démocratiques qui se posent à nous, il faut donc s’attacher à resituer la réponse judiciaire, à la fois dans un spectre beaucoup plus large de dispositifs pénaux et non-pénaux et dans une perspective qui englobe les dimensions nationales et internationales.

Il y a aujourd’hui davantage de nations désunies qu’unies et elles sont même, plus que jamais, dangereusement désunies. Et la justice pénale internationale est directement frappée par cette dégradation.

La justice pénale internationale  évolue dans une dialectique complexe, entre le judiciaire et le politique, et se réinvente au travers de la coopération et de la complémentarité. Il s’agit donc  aussi de poser un regard plus prospectif et constructif sur la justice pénale internationale à venir. 

LLH : Quelle a été votre contribution dans le livre de Julian Fernandez « Nations désunies ? La crise du multilatéralisme dans les relations internationales » (éditions CNRS)

Ce livre, publié par Julian Fernandez et Jean-Vincent Holeindre et paru en mars 2022, reprend une contribution écrite dans le cadre de mes activités à l’IHEJ.  Nous retrouvons ici la question de la coopération judiciaire qui demeure au centre de mes travaux à l’IERDJ. Du fait de la nature intrinsèquement politique de crimes perpétrés dans le cadre d’une politique de terreur d’un régime ou menés par des groupes armés qui s’opposent à l’État en place, cette question est directement reliée à des enjeux diplomatiques, aux relations entre États, au rôle de l’ONU et de ses agences, à la montée des organisations régionales. Il y a aujourd’hui davantage de nations désunies qu’unies et elles sont même, plus que jamais, dangereusement désunies. Le multilatéralisme se déclinant dans un grand nombre de formats, cette fragmentation se reflète de différentes manières mais notamment au travers de la crise des concepts universels et de l’intensification de la compétition entre modèles démocratiques et non-démocratiques alors même que les défis sont plus que jamais globaux, que ce soit le réchauffement climatique, le covid, la prolifération des armes nucléaires, le numérique ou la Justice pénale internationale – directement frappée par cette dégradation. Un exemple que l’on peut observer très concrètement est l’usage du droit de veto par la Chine et la Russie pour bloquer la saisie de la CPI pour les crimes commis en Syrie, contrairement à l’avis d’une majorité d’États qui y étaient favorables. Pour autant, les organisations internationales peuvent s’adapter. Afin de contourner ce blocage du Conseil de sécurité, l’Assemblée générale a ainsi mis en place un mécanisme pré-judiciaire de collecte et d’analyse des preuves des crimes commis en Syrie, le M3I basé à Genève (dirigé par une magistrate française). Pour reprendre une formule de Josef Borell, représentant l’Union européenne, « le multilatéralisme du 21ème siècle ne sera pas celui du 20ème ». Il en est de même pour la justice pénale internationale qui, en dépit du socle que représente désormais le Statut de Rome et la CPI, évolue dans une dialectique complexe, entre le judiciaire et le politique, et se réinvente au travers de la coopération et de la complémentarité. Loin d’en rester à l’analyse de ses dysfonctionnements (réels) et de ses obstacles (nombreux), il s’agit donc  aussi de poser un regard plus prospectif et constructif sur la justice pénale internationale à venir. 

L’IERDJ est attaché au dialogue entre les universitaires, les praticiens, les diplomates, les acteurs de la société civile

L’IERDJ a le souci de jeter des ponts entre des domaines différents, mais au-delà, il y a le souci de ne pas fonctionner en vase clos et de nourrir plus largement le débat  public au travers de ses collaborations avec des revues spécialisées

LLH : L’Université Paris 2 organise les « Journées annuelles de la justice pénale internationale » auxquelles l’IHEJ hier et l’IERDJ aujourd’hui sont associés et que vous représentez. Comment cette collaboration s’inscrit-elle dans l’activité de l’Institut ?

L’IERDJ, dans le sillage des travaux de l’IHEJ, est attaché au dialogue entre les universitaires, les praticiens, les diplomates, les acteurs de la société civile, dans le cadre des groupes de travail successifs que nous avons mis en place depuis 10 ans. Aujourd’hui, celui sur les enjeux de coopération et de complémentarité. Le colloque annuel, organisé depuis 2016 par Julian Fernandez et Olivier de Frouville, participe de la même démarche au long cours. Il est devenu un rendez-vous incontournable de la réflexion sur la justice pénale internationale en France. L’institut y a été associé dès l’origine pour traiter de différents sujets. 

Ma contribution porte notamment sur les activités des juridictions dites « hybrides » qui réunissent à la fois des juges des États où les crimes ont été commis et des juges internationaux. Il y a eu plusieurs générations de tribunaux hybrides et celle qui œuvre actuellement est très intéressante parce qu’elle s’inspire plus fortement que par le passé du droit inquisitoire alors que historiquement la justice pénale internationale a été façonnée par le droit anglo-saxon de type accusatoire. Tel est le cas des tribunaux internationalisés mis en place au Cambodge, pour le Liban, pour le Tchad au Sénégal (Hissène Habré), pour le Kosovo, en République centrafricaine. Au total cela représente beaucoup de juridictions et de situations historiques différentes mais qui partagent des problématiques transversales et que j’aborde au travers d’une même approche, pluridisciplinaire et largement redevable aux échanges et travaux collectifs auxquels je suis associé – hier avec Antoine Garapon à l’IHEJ, auparavant encore avec Pierre Hassner au CERI et aujourd’hui à l’IERDJ. 

Avant le covid, l’IHEJ a participé à des formations organisées en République démocratique du Congo par le club des amis du droit congolais à destination d’étudiants et de juristes congolais qui fut aussi l’occasion de rencontres et d’échanges avec des membres de la CPI, des avocats de la défense, des étudiants, des juristes congolais. Cette année, l’IERDJ a été sollicitée pour une formation à Bangui auprès de la commission vérité centrafricaine dans le cadre d’un programme de l’Institut francophone pour la démocratie et la justice.

Ces « œuvres outil » permettent en effet d’entrer en profondeur dans la compréhension des faits

Il s’agit de favoriser et de défendre une conception plus riche de la justice, au-delà du seul prisme du droit fondamental et où l’apport des sciences humaines et de l’art sont déterminants pour repenser la place du droit aujourd’hui.

LLH : Vous avez conduit de nombreux projets alliant l’art et la justice comme l’exposition « Juger Créer », conçue à l’occasion des 20 ans du Statut de Rome en 2018. Pouvez-vous nous présenter ce projet soutenu par la fondation Carasso et celui mené par Franck Lebovici et Julien Serroussi ?

C’est un rapprochement fécond que plusieurs universitaires opèrent également : Ninon Maillard, de l’université Paris Nanterre, qui a travaillé sur le dispositif du procès dans les performances d’art contemporain et avec qui je réalise un blog sur la mémoire du procès Karadzic (hébérgé sur hypothèses.org) ou encore Noémie Thot, également maitre de conférences à l’Université Paris Nanterre qui réalise un film documentaire sur l’apport du travail artistique sur la justice. 

La fondation Daniel et Nina Carasso soutient depuis trois  ans un projet initié avec l’IHEJ et  repris par l’IERDJ de réalisation de pièces créées par ces deux artistes à partir des éléments de preuves qui ont été présentées dans ce procès à la Cour pénale internationale et offrant une approche interactive. Ces « œuvres outil » permettent en effet d’entrer en profondeur dans la compréhension des faits, tels qu’ils ont pu être reconstitués et les raisonnements et procédures mis en place par les parties du procès et les juges pour arriver à leur verdict. Cette subvention apportée par la Fondation Carasso a déjà rendu possible la création d’une vingtaine d’œuvres, ainsi qu’une exposition qui leur est actuellement consacrée à la CPI, à la Haye. Prochainement, des ateliers avec des membres de la cour seront organisés pour leur permettre d’expérimenter et de s’approprier les pratiques de collecte et de traitement des faits, issues des sciences sociales et de l’art. Un projet d’exposition en République démocratique du Congo est en cours. Un catalogue reprendra et présentera l’ensemble de cette démarche, ses résultats et ses créations. Ce projet repose sur la pluridisciplinarité qui est au cœur de la conception de la recherche soutenue par l’Institut. Il s’agit de favoriser et de défendre une conception plus riche de la justice, au-delà du seul prisme du droit fondamental et où l’apport des sciences humaines et de l’art sont déterminants pour repenser la place du droit aujourd’hui.

Il y a finalement assez peu de cadres institutionnels qui est en mesure d’offrir cette amplitude maximale de réflexion. 

Le souci d’objectivité et la rigueur scientifique ne sont pas synonymes de neutralité et de silence.

La justice est un enjeu central qu’il faut toujours replacer dans la longue durée (celle du temps de la justice) et qui ne prend tout son sens qu’en étant connecté avec d’autres approches : historique, anthropologique, politique, mémorielle, philosophique et artistique.

LLH : Par ailleurs, à titre personnel, vous avez publié fin 2021 dans un collectif « Penser les génocides » chez CNRS éditions, un texte qui retrace votre parcours de recherche, relativement atypique. Vous y posez la question de l’engagement de la recherche au travers notamment des différents projets que vous avez conduit à l’IHEJ sur les crimes commis dans les Balkans et, plus récemment, sur ceux commis en Syrie. Pouvez-vous revenir sur cet aspect particulier ?

L’engagement dont il est question relève moins du militantisme, peu compatible avec l’impartialité de la justice et de la science, que de l’ambition de nouer l’analyse et la recherche avec l’action et le sens des responsabilités face aux drames qui secouent notre monde. Le souci d’objectivité et la rigueur scientifique ne sont pas synonymes de neutralité et de silence. Mon travail s’inscrit sur la ligne de crête entre la recherche, les institutions mais aussi les organisations de la société civile, les ONG pour chercher avec tous ces acteurs et chercheurs une combinaison pertinente entre la pensée et l’action et pour contribuer, autant que faire se peut, au recul de l’impunité des crimes internationaux.

Le régime de Bachar al-Assad, responsable de la majorité des crimes commis en Syrie, n’a fait l’objet que de deux condamnations, en 2021 et 2022, au titre de la compétence universelle dans un procès qui s’est déroulé en Allemagne, à Coblence. J’en retrace le déroulement et présente les éléments de preuves apportés par les témoins « dit de l’intérieur » dans un ouvrage collectif que j’ai co-dirigé aux éditions du Seuil (Syrie : le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021)). Il s’inscrit de manière originale dans la tradition des livres noirs en réunissant des témoignages inédits, des traductions d’articles en arabe, des archives, des documents, des extraits d’ouvrages de référence (dont ceux tirés de la littérature cacérale), et des analyses d’experts. Ce sera je l’espère un ouvrage de référence pour revenir sur l’histoire de ce régime mais aussi pour faire mieux comprendre les enjeux présents de la situation et les effets de l’impunité. La justice est un enjeu central qu’il faut toujours replacer dans la longue durée (celle du temps de la justice) et qui ne prend tout son sens qu’en étant connecté avec d’autres approches : historique, anthropologique, politique, mémorielle, philosophique et artistique.

Pour aller plus loin, voir les publications récentes de Joël Hubrecht :

  • « L’élection de Karim Khan comme troisième procureur de la CPI » dans Julian Fernandez et Olivier de Frouville, Tensions et dynamiques de la justice pénale internationale. Sixièmes journées de la justice pénale internationale, éditions A. Pedone, juin 2022
  • « Enseigner l’histoire des génocides : une digue fragile mais nécessaire » dans Sylvie Humbert (dir), Justice et paix . Le temple de la concorde, La documentation française, mai 2022
  • « Syrie : la recherche nous engage » dans Penser les génocides. Itinéraires de recherche, CNRS éditions, octobre 2021

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