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Les défis de la politique criminelle : une discipline à l’intersection des savoirs – Entretien avec Christine Lazerges

Christine Lazerges, Professeure émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Directrice de la publication des APC.
Couverture de la revue n°45 des APC « Les défis de la politique criminelle »
Capture de la présentation des « Défis de la politique criminelle »
Affiche du programme « Les défis de la politique criminelle »

A l’occasion de la présentation du numéro 45 de la revue Archives de politique criminelle (APC) consacré aux « Défis de la politique criminelle » le 25 janvier dernier et organisée conjointement par l’IERDJ, le Centre de droit pénal et de criminologie et l’Université Paris Nanterre, entretien avec Christine Lazerges, Professeure émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Directrice de la publication des APC.

Pouvez-vous donner un aperçu sur l’évolution de la politique criminelle et de son importance dans le champ juridique, en particulier à la lumière de votre expérience en tant que professeure émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ?

Christine Lazerges : L’expression politique criminelle a été employée pour la première fois à la fin du XVIIIème siècle dans les œuvres de Kleinschrod et Feuerbach qui la conçoivent comme un art législatif. Elle est de la sorte limitée à la politique pénale législative sans même inclure la politique pénale judiciaire. Au début du XXème siècle, un auteur comme Von Listz en élargit le champ en estimant que l’Etat et la société doivent organiser la lutte contre le crime. En d’autres termes la politique criminelle se construit dès lors autour de réponses étatiques et sociétales. Un premier défi est relevé celui d’une discipline distincte du droit pénal étatique par définition. L’étape suivante sera marquée par un ouvrage d’Henri Donnedieu de Vabres qui ose en 1938 dans son titre l’expression politique criminelle : « La politique criminelle des Etats autoritaires » (réédition Dalloz 2009). Le mouvement de la Défense sociale nouvelle porté par Marc Ancel au lendemain de la seconde guerre mondiale ouvre pour la politique criminelle une étape majeure en lui conférant un champ pluridisciplinaire marqué au sein de l’Université par la création d’instituts de sciences criminelles ou de criminologie et de travaux de sociologie criminelle n’émanant pas seulement des facultés de droit et de leurs laboratoires de recherche. La politique criminelle prônée par le mouvement de la défense sociale nouvelle, selon les mots de Marc Ancel « ne peut se développer que par une humanisation toujours croissante du système répressif et doit se fonder sur des assises scientifiques ». Cette affirmation est au fondement des Archives de politique criminelle , une revue scientifique initiée par Marc Ancel, qui déborde le droit en affirmant sa transdisciplinarité. Depuis le début des années 1980, je m’autorise à qualifier la politique criminelle de branche de la science politique.

Comment la politique criminelle peut-elle s’échapper du champ pénal pour s’immiscer dans les politiques sociales, et quel rôle cela joue-t-il dans la formation de politiques diverses ?

C.L : Pascal Beauvais, rédacteur en chef des APC avec Julie Alix, dans son avant-propos au numéro 45/2023 de la revue observe avec justesse la singularité de la politique criminelle au sein des sciences sociales. La politique criminelle « a pour point de départ, dit-il, un questionnement venu des sciences juridiques : une analyse en profondeur des chemins de la répression peut-elle se contenter d’une étude des lois et jurisprudences pénales applicables ? A l’évidence, pour être saisie dans toute sa complexité, la réponse pénale ne peut être isolée des autres procédés par lesquels le corps social organise sa réaction au phénomène criminel ».

A l’évidence en conséquence, la politique criminelle ne peut qu’avoir recours à l’ensemble des sciences sociales et s’immiscer dans les politiques publiques sociales. Dès lors que la politique criminelle se construit par des réponses étatiques et sociétales au crime, dès lors que la prévention intéresse autant que la répression, dès lors que l’écoute et la réparation des victimes deviennent des sujets majeurs, la politique criminelle doit s’échapper du champ pénal stricto sensu. Elle requiert des savoirs croisés, sociologiques, criminologiques, psychiatriques…et devient dans les choix opérationnels faits un volet de la science politique.

Il en résulte que nombreuses sont les politiques publiques locales et nationales au centre des recherches en politique criminelle. L’imbrication entre la politique criminelle et les politiques publiques va de soi. La notion de politique criminelle participative, supposant la cohabitation de réponses étatiques et sociétales à la délinquance, illustre bien l’insertion nécessaire de la politique criminelle dans les politiques sociales. Prenons pour exemple la politique de la ville et la politique conduite par les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance. Dans ces deux exemples comme dans bien d’autres des partenariats se nouent entre des acteurs publics et des acteurs émanant de la société civile. Au-delà des partenariats, une diversité d’acteurs publics et privés sont indispensables pour rendre effective une politique publique que je qualifie de participative. Un autre exemple est très parlant, celui de la mise en œuvre d’une politique criminelle restaurative pour l’infracteur comme pour la victime, elle nécessite plusieurs étapes et de nombreux acteurs.

En quoi consiste l’importance des décloisonnements et des ressources scientifiques extérieures au droit pénal et civil dans le cadre de la politique criminelle ?

C. L : A partir de la fin des années 1960, il est apparu évident pour certains professeurs de droit, citons Jean Carbonnier, Georges Levasseur ou encore Jacques Léauté, dont j’ai été l’élève, que la sociologie du droit et la sociologie criminelle devaient être enseignées dans les facultés de droit et pas seulement dans des diplômes universitaires spécialisés pour faciliter l’accès à certaines professions. Conscients d’une part que le juriste ne peut se satisfaire d’un savoir strictement juridique et d’autre part que la recherche exige une certaine pluridisciplinarité ou a minima une certaine agilité en méthodes des sciences sociales, ces universitaires et quelques autres furent à l’origine du développement d’enseignements en sociologie du droit, en sociologie criminelle et en criminologie dans le cursus ordinaire des étudiants en droit. Une analyse aujourd’hui des maquettes des Master dans les facultés de droit prouverait que la sociologie du droit en France est loin d’avoir la place qu’elle devrait avoir. En revanche, les Master de droit pénal, pour beaucoup d’entre eux, se sont ouverts aux sciences sociales et criminelles mais le nombre de cours de politique criminelle demeure très faible.

Pour la recherche dans ces champs disciplinaires, et en particulier en politique criminelle, il demeure un réel déficit de connaissances chez les juristes plus encore de droit privé que de droit public. La conséquence en est le faible nombre de thèses de politique criminelle chez les juristes mais heureusement de plus en plus élevé chez les sociologues. La configuration et les attentes des jurys du concours d’l’agrégation pourtant de « droit privé et science criminelle » ne sont pas étrangères à cette situation.

Comment la politique criminelle englobe-telle la politique pénale et va-t-elle au-delà de ses limites ?

C. L : Les réponses aux questions précédentes ont eu pour objet de démontrer que si le droit pénal demeure le noyau dur de la politique criminelle cette dernière déborde une analyse de politique pénale limitée au bien-fondé, aux apports et aux effets d’une réforme juridique sans omettre de se pencher sur les moyens donnés pour en permettre l’application. Prenons l’exemple d’une loi pénale nouvelle sur l’équilibre nécessaire entre le respect de la présomption d’innocence et les droits des victimes ( on pense à la loi du 15 juin 2000 au titre explicite : loi renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes), exemple type d’un texte porteur d’une politique pénale consolidant des droits et libertés fondamentaux à analyser et à scruter au regard de sa réception par les magistrats, les justiciables et de ses effets sur la jurisprudence. Les analyses de politique criminelle débutent quasi nécessairement par des analyses de politique pénale législative et jurisprudentielle mais conduisent à aller au-delà d’un discours de droit positif.

Quel est l’apport de la théorie des modèles et des systèmes de politique criminelle de Mireille Delmas-Marty ? En quoi cela a-t-il enrichi la compréhension du droit et de ses interprétations ?

C.L : Ce numéro 45/2023 des APC sur « Les défis de la politique criminelle » cherche au-delà de l’hommage personnel à Mireille Delmas-Marty à revenir sur son œuvre et en particulier sur son ouvrage phare « Modèles et mouvements de politique criminelle » (Economica, 1983), repris en 1995 dans « Les grands systèmes de politique criminelle » (PUF 1992). Le rôle de Mireille Delmas-Marty fut considérable dans l’affirmation de la politique criminelle comme discipline à laquelle elle a apporté comme méthode d’interprétation la théorie des modèles et mouvements de politique criminelle et des grands systèmes de politique criminelle. Il n’est pas excessif de dire que jusqu’à la publication de l’ouvrage « Modèles et mouvements de politique criminelle », la politique criminelle ne bénéficiait pas de méthode d’interprétation propre, de grille de lecture, pour décrypter discours, pratiques et textes. Les modèles de politique criminelle construits par Mireille Delmas-Marty reposent sur une analyse systémale, inspirée du structuralisme, permettant d’établir une grille de compréhension et d’interprétation fondée sur la distinction entre infraction et déviance d’une part, réponses étatiques et réponses sociétales d’autre part, permettant des combinaisons multiples qui relèvent de la science politique. L’appartenance de la politique criminelle à la science politique apparaît comme une évidence, appartenance pourtant difficile à être admise par tous tant le décloisonnement entre sciences proprement juridiques et politiques et sociales n’est pas abouti.

Dans ce numéro 45 des APC, Jean Danet présente de façon approfondie la théorie des modèles de politique criminelle de Mireille Delmas-Marty. Geneviève Giudicelli-Delage se penche sur l’évolution de la pensée de Mireille Delmas-Marty et sa cohérence. L’apport de Mireille Delmas-Marty est avant tout théorique et méthodologique, elle-même écrivait : « L’effort de théorisation devra donc être en permanence doublé d’un effort pour corriger ses propres effets, dans une sorte d’oscillation entre objectivisme et subjectivisme, logique théorique et logique pratique ».

Quelles sont selon vous, les tendances émergentes et les futurs défis pour la politique criminelle en tant que discipline ? Comment voyez-vous son évolution à l’avenir ?

C. L : Nous assistons à un conflit de politiques criminelles entre deux mouvements non pas à proprement parler émergents parce que installés depuis le début des années 2000. Les racines en sont plus anciennes et datent de la loi de 1981 dite « Sécurité et liberté ». Les politiques criminelles conduites longtemps attentives au respect des libertés et droits fondamentaux, et par exemple au respect des droits des détenus, connaissent une dérive autoritaire sous-tendue par un droit à la sécurité occupant l’espace politique, droit fondamentalisé dans l’article L. 111-1 du code de la sécurité intérieure avec l’entrée en vigueur de ce code en 1995. Les préoccupations sécuritaires se déclinent trop souvent en atteintes à l’Etat de droit, l’exemple le plus récent en est la loi « immigration» soumise au contrôle du Conseil constitutionnel. Sa décision doit être rendue le 26 janvier, elle pourrait freiner la régression de l’Etat de droit.

La recherche scientifique pluridisciplinaire, telle que la soutient l’IERDJ, est un atout pour l’avenir de plusieurs disciplines dont la politique criminelle. Le défi pour la politique criminelle en tant que discipline est bien de s’inscrire comme branche de la science politique au croisement de plusieurs savoirs.

Dans votre chapitre introductif du numéro 45 des Archives de politique criminelle, vous mentionnez un extrait de l’article de Jean Carbonnier sur le double visage du droit pénal, soulignant la dynamique entre la société établissant des normes et l’individu pouvant les enfreindre. Cette année, le prix Jean Carbonnier 2023, organisé par l’IERDJ, sera attribué à Delphine Griveaud pour sa thèse intitulée « La justice restaurative, sociologie politique d’un « supplément d’âme » à la justice pénale », le 18 mars prochain. Quelle est votre opinion sur ce modèle de justice éclectique qui suscite actuellement beaucoup d’attention ?

C. L : Je voudrais tout d’abord me réjouir que le prix Carbonnier soit décerné cette année à l’autrice sociologue d’une thèse de politique criminelle. Je note que Delphine Griveaud est sociologue et politiste ; ATER à l’Université de Nanterre, elle est rattachée à l’Institut des sciences sociales du politique. Elle est également collaboratrice scientifique au centre de recherche en droit pénal de l’Université Libre de Bruxelles. Cette lauréate politiste illustre parfaitement l’affirmation selon laquelle la politique criminelle nécessite un croisement des savoirs sociologiques et juridiques.

Je ne peux que me réjouir ensuite que cette thèse porte sur la justice restaurative en démontrant en effet que ce mode de justice confère « un supplément d’âme » à la justice pénale. La justice pénale ne cesse d’être critiquée pour sa lenteur et sa complexité en particulier. La justice restaurative ne peut que lui apporter « un supplément d’âme », qu’il s’agisse de l’auteur ou de la victime. Le superbe film de Jeanne Herry (« Je verrai toujours vos visages, 2023 ») est une meilleure introduction à la compréhension de ce qu’est la justice restaurative que l’article 10-1 du code de procédure pénale qui la consacre en droit pénal français depuis 2014 seulement. Je viens moi-même d’écrire sur la justice restaurative à propos de violences sexuelles systémiques avec Laetitia Atlani-Duault, anthropologue et Joël Molinaro, théologien (Violences systémiques dans l’Eglise catholique : apprendre des victimes », Dalloz, 2023).

Ce modèle de justice est par définition éclectique. La justice restaurative est une réponse étatique fondée sur des textes qui suscitent des pratiques diverses adaptées au plus près aux attentes du sujet par l’écoute, auteur ou victime, dans le but de favoriser sa réparation et sa reconstruction. La justice restaurative s’analyse comme un long cheminement passant systématiquement par plusieurs étapes. En outre, La justice restaurative étatique est conciliable avec des expériences de justice restaurative sociétales. Les deux institutions mises en place par l’Eglise catholique (INIRR et CRR) à l’intention des victimes mineures au moment des faits de violences sexuelles en sont un exemple. Ces structures illustrent le constat qu’une politique criminelle étatique de justice restaurative peut dans certains cas cohabiter avec des expériences restauratives sociétales. Le modèle de justice pénale restaurative appelle de nombreuses thèses et de projets de recherche collectifs pluridisciplinaires.

  • La sortie du numéro 45 de la revue des Archives de politique criminelle (APC) consacré aux « Défis de la politique criminelle » a donné lieu à une présentation publique le 25 janvier dernier à l’Université Paris-Nanterre, coorganisée avec l’IERDJ à laquelle ont assisté près d’une centaine de participants.
  • Fondée en 1975 par Marc Ancel, cette revue annuelle, associe chercheur·es, magistrat·es, avocat·es et universitaires autour de trois axes : principes et problèmes de politique criminelle, politique criminelle appliquée et politique criminelle comparée.
  • L’IERDJ participe à son comité de rédaction et soutient financièrement la publication et la diffusion de la revue.
  • En 2025, les APC fêteront 50 années d’existence.  

Retrouvez l’intégralité de la présentation « Les défis de la politique criminelle » qui s’est tenue le 25 janvier dernier.