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Entretien avec Gwenola Joly-Coz, magistrate de l’ordre judiciaire et nouveau membre du conseil scientifique de l’IERDJ

Lors de sa première réunion le 7 mars 2024, le conseil scientifique de l’IERDJ a accueilli six nouveaux membres parmi lesquels Gwenola Joly-Coz, première présidente de la Cour d’appel de Poitiers et co-fondatrice de l’association Femmes de justice. Rencontre.

Gwenola Joly-Coz, magistrate de l’ordre judiciaire et nouveau membre du conseil scientifique de l’IERDJ
Couverture de l’ouvrage « Femmes de justice » par Gwenola Joly-Coz, publié en mars 2023.
« Elle l’a bien cherché. La justice face aux femmes » par Gwenola Joly-Coz, publié en novembre 2023.

Vous avez intégré le conseil scientifique de l’IERDJ le 7 mars dernier. Que cela signifie-t-il pour vous ? 

Gwenola Joly-Coz : Je suis très fière d’intégrer le conseil scientifique de l’IERDJ. C’est un organisme importantpour l’institution judiciaire et j’avais envie d’y participer pleinement. Lors de la première réunion du conseil scientifique le 7 mars dernier, j’ai vraiment pu apprécier le très haut niveau d’interaction et de réflexion entre les membres et leur pluridisciplinarité.  Pour une praticienne comme moi, qui est tous les jours dans les cours et tribunaux à rendre la justice sur le terrain, entendre des historiens, des sociologues, des juristes, qui croisent leur regard sur des sujets très différents apporte une véritable plus-value. 

Comment cela résonne-t-il avec votre parcours de magistrate ? 

G J-C : J’ai toujours été très attirée par la recherche pour adosser ma pratique professionnelle aux connaissances. Tout au long de mon parcours, et notamment en tant que secrétaire générale de l’inspection générale de la justice, j’ai beaucoup lu de recherches, de livres, de rapports, d’études et cela a beaucoup résonné pour moi. Participer au conseil scientifique de l’IERDJ est donc tout à fait logique et cohérent avec mon parcours. 

Quelle place occupe la recherche dans votre quotidien professionnel ?

G J-C : La recherche est intimement liée à mon quotidien professionnel de deux manières : à la fois dans l’organisation d’une juridiction et dans ma pratique juridictionnelle. En tant que première présidente de la Cour d’appel de Poitiers, je suis chargée d’organiser le fonctionnement de la cour au quotidien et de superviser tout un ressort composé de six tribunaux judiciaires. Pour faire les grands choix stratégiques d’organisation, il faut réfléchir, lire, écouter tout ce qui se dit sur l’institution.En tant que magistrate, je vais tenir compte de la recherche dans le cadre de ma pratique juridictionnelle. Je vais prendre un sujet d’intérêt majeur pour moi : les violences faites aux femmes. J’ai rendu le 31 janvier 2024,cinqarrêts qui contextualisent les infractions pénales dans le concept psychosocial du contrôle coercitif. Depuis deux ans, j’ai écouté les chercheuses qui travaillent dessus, j’ai lu leurs ouvrages et participé à des colloques, séminaires, tables rondes. Je me suis imprégnée de ce concept pour en faire un usage direct dans ma jurisprudence. 

Cela montre comment un juge peut être nourri par la recherche et plus précisément par ce que j’appelle le dynamisme notionnel de ces chercheuses, de ces universitaires qui nous fabriquent de la pensée.

Quel est l’apport de la recherche au sein des juridictions ?

G J-C : Un professionnel du droit doit être en lien permanent avec la recherche. Il ou elle doit être au courant des grands mouvements de pensée qui se développent, notamment dans les facultés. L’apport des universitaires dans la fabrication de la pensée est important. L’IERDJ joue un rôle d’un lieu-ressource très important pour le monde judiciaire pour trouver des recherches en lien avec nos activités. La dialectique entre les praticiens et les chercheurs est indispensable.

Si l’on devait résumer cet apport, j’utiliserais le triptyque : pensée, action et engagementcollectif. C’est parce que nous sommes nourris intellectuellement, que nous pouvons agir collectivement pour attendre un but commun : rendre la justice, à hauteur d’une grande institution, dans une grande démocratie, adossée à la constitution en sa qualité de gardienne des libertés individuelles en France. En tant que juge, nous devons exercernotre métier à cette hauteur.

Comment voyez-vous l’évolution des enjeux de la justice aujourd’hui ? En particulier la mixité et la parité au sein de l’institution judiciaire qui sont l’objet de votre ouvrage « Femmes de Justice » publié en mars 2023 ? 

G J-C : S’il y a un enjeu fort dont il faut parler, c’est finalement la question de qui rend la justice en France aujourd’hui ? Il faut se souvenir qu’il y a soixante-seize ans, les femmes ne pouvaient pas rendre la justice en France. C’est tout récent depuis la loi du 11 avril 1946. Depuis lors, nous avons assisté à la plus grande révolution sociologique que le corps aitconnue : une féminisation massive et très rapide qui s’est accélérée sur les quarante dernières années.

Au premier janvier 2024, 71% des magistrats en France sont des magistrates. Ce corps a été transformé par la féminisation. Cela pose de nombreuses questions dont la première pourrait être tout simplement : pourquoi les hommes ne veulent plus être juges en France ? C’est une grande question quasi anthropologique. Depuis 1994, nous sommes passés à 50% de femmes dans les facs de droit. Notre société, contrairement à ce qu’on pourrait penser au premier abord, s’est genrée au cours des 20 dernières années. Les hommes sont davantage dans les métiers techniques, les femmes dans le social par exemple.

Sur la magistrature elle-même, si nous avons réussi l’enjeu de la mixité, nous n’avons pasencore réussi la parité. Ainsi, dans les responsabilités, il y a encore un effet ciseau très, très fort. Je donne cet exemple parce que c’est le meilleur, le plus criant, le plus évident et le plus simple. Sur 164 tribunaux en France de première instance, 1 seule femme dirige l’un des douze plus grands : Danièle Churlet à Pontoise. Autre exemple : au bout de 76 ans, certains postes n’ont jamais été donnés à des femmes dont le plus emblématique d’entre eux, procureur général près la Cour de cassation. 

Comment travailler à faire évoluer cette situation ?

G. J-C : Justement en fabriquant de la connaissance ! C’est dans cet objectif que l’association Femmes de justice a été créée en juin 2014 pour répondre à un manque sur le sujet de la connaissance de la féminisation du corps de la magistrature. Nous avons pensé l’association selon trois axes : les chiffres, les concepts, l’histoire. Dès le départ, nous avons produit des tableaux, des statistiques, des cartes sur le sujet de la féminisation. Nous avons réalisé beaucoup de formations auprès de nos adhérentes, de nombreux colloques et séminaires, au cours desquels, nous avons diffusé la connaissance des concepts du féminisme ministériel : qu’est-ce que la mixité, la parité, l’essentialisation, le plafond de verre, les quotas ? 

Enfin, j’ai souhaité mener un travail pour faire réémerger les grandes figures féminines de la magistrature française. Parce que, comme ailleurs, les femmes étaient invisibilisées.Personne ne connaissait la première femme juge en France : Charlotte Bequignon-Lagarde. Etant donné que personne ne pouvait m’en parler, j’ai mené une enquête et j’ai retrouvé son fils qui m’a parlé d’elle. L’unique photo que nous ayons de Charlotte Bequignon-Lagarde est familiale. L’institution judiciaire n’a pas de photo d’elle.

Elle est invisible à proprement parler. J’ai fait donc un premier article en 2018 sur elle qui a eu beaucoup d’écho dans la magistrature. J’ai ensuite tiré le fil des autres femmes pionnières en France. Ce travail a duré quatre ans. Ces portraits ont donné naissance en 2023 au livre « Femmes de justice » qui pose l’état de la pensée sur la féminisation de la magistrature. Après, d’autres travailleront derrière moi, je l’espère, sur ces sujets !

Pour en savoir plus : 

Découvrir le parcours de Gwenola Joly-Coz : https://bit.ly/43qBI7D

Bibliographie :

– Femmes de justice (Enrick.B, 2023)

– Elle l’a bien cherché (Editions Dialogues, collection Mercuriales, 2023)

Visitez le site de l’association « Femmes de Justice » : https://www.femmes-de-justice.fr