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Du séminaire « Justice et Guerre » au colloque « Résister, enquêter, juger » : débattre de la justice dans le contexte de la guerre en Ukraine

  • Le séminaire « Justice et Guerre » a été organisé par l’IERDJ entre le 28 novembre 2022 et le 29 février 2024. Joël Hubrecht, responsable d’étude et de recherche à l’IERDJ et spécialiste des questions de justice internationale et justice transitionnelle, et Virginie Sansico, historienne, chercheure au CESDIP, enseignante à l’Université catholique de Paris, l’ont co-animé.
  • Vingt experts et expertes ont été invités à participer à ce séminaire mensuel.
  • Il en a été tiré le rapport « Ukraine : comment la guerre hybride et la multipolarité transforment la justice » sous la direction de Joël Hubrecht et Virginie Sansico, publié en avril 2024.
  • La synthèse du séminaire et la publication du rapport ont donné lieu à un colloque le 22 avril 2024 à l’Espaces Diderot avec la participation de : Yuliia Chystiakova, juriste, chercheure à l’East Ukrainian Center for Civic Initiatives et invitée du programme Pause à l’université Paris Nanterre ; Christian Delage, historien et réalisateur, auteur de « Filmer, juger. De la seconde guerre mondiale à l’invasion de l’Ukraine » (Gallimard, 2024) ; Françoise Tulkens, Professeure à l’UC Louvain, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Propos d’ouverture de la présentation par Harold Épineuse, directeur adjoint de l’IERDJ.
Joël Hubrecht et Yuliia Chystiakova lors de la première table-ronde « Les Ukrainiens et les Européens face
à la guerre »

Le Bureau du Procureur général n’a enregistré que 287 cas de violences sexuelles liées à l’invasion russe, affectant des femmes, des hommes et des mineurs. « La région de Kherson en compte, à ce jour, le plus grand nombre de cas

Yuliia Chystiakova
Les nombreux participants venus assister à la présentation à l’Espaces Diderot.

Le gouvernement ukrainien s’est appuyé sur cette mémoire, en relation avec le conflit avec la Russie, estimant que « l’utilisation de preuves dans le contexte actuel, non seulement pour obtenir justice, mais aussi pour obtenir du soutien, souligne l’aspect performatif de la justice internationale

Christian Delage
Images issues de la présentation de Christian Delage « La guerre du
droit du point de vue des Ukrainiens dans l’héritage de Nuremberg »

Il faut permettre de juger les crimes internationaux même en l’absence des accusés, tout en respectant les garanties procédurales pour maintenir l’intégrité et l’équité de la justice pénale internationale.

Françoise Tulkens

Cette présentation publique « Résister, enquêter, juger : débats sur la guerre en Ukraine », a été l’occasion de discuter et débattre des implications juridiques et des enjeux de la guerre en Ukraine et de présenter les grandes lignes du rapport « Ukraine : comment la guerre hybride et la multipolarité transforment la justice »  rédigé conjointement par Joël Hubrecht et Virginie Sansico.

En ouverture, Joël Hubrecht a rappelé que le colloque loin dese limiter à une simple restitution de la synthèse du rapport, entendait grâce aux interventions de Yuliia Chystiakova, Christian Delage et Françoise Tulkens, prolonger et compléter les réflexions du séminaire et de ses éléments saillants. Dans ce rapport qui contient douze chapitres, le premier souligne le décalage qui existe dans la perception de la guerre entre les sociétés (européennes, américaine, russe, de pays africains ou d’Amérique latine), dessinant un paysage complexe où le monde, tout en restant interconnecté et interdépendant, connait une fragmentation croissante.  Par ailleurs, aux guerres lointaines et asymétriques succède avec l’agression russe en Ukraine une guerre hybride qui combine, sur le terrain militaire, des formes de combat et de violence anciennes (tranchées, infanteries) et nouvelles (drones, cyber, IA). Sur le terrain non conventionnel, la guerre hybride se joue sur les terrains de l’information, de l’économie, de l’internet et de diverses opérations de déstabilisation. Le rapport s’interroge sur les capacités du droit et de la justice à faire face à cette guerre multiforme dans un contexte géopolitique multipolaire.

La juriste et chercheuse ukrainienne Yuliia Chystiakova a prolongé cette réflexion sur les Ukrainiens et les Européens face à la guerre, en apportant son expérience de terrain et son expertise sur les violences sexuelles liées aux conflits (VSLC). Ce terme ne se limite pas aux viols mais englobe une grande variété d’atrocités : l’esclavage sexuel, la prostitution et la grossesse forcés, l’avortement et la stérilisation contraints, le mariage forcé… Cette violence vise principalement les femmes mais elle touche des individus de tous genres et de tout âge dans le contexte de conflits armés. Dans la première phase du conflit en Ukraine, entre 2014 et 2022, les cas de VSLC ont été principalement documentés par des ONG, des victimes et survivantes (c’est le terme employé par les Ukrainiens pour désigner les victimes de ce type de violence). Cependant, ce n’est qu’après le 24 février 2022, date de l’agression militaire russe généralisée, que ces violences ont été véritablement reconnues par les hauts responsables ukrainiens, qui ont alors souligné la nécessité d’agir pour assister les survivantes. Il demeure toutefois très difficile d’appréhender l’ampleur de crime commis à grande échelle, tant il reste tabou et a été jusqu’alors mal couvert par le droit national ukrainien. De ce fait le Bureau du Procureur général n’a enregistré que 287 cas de violences sexuelles liées à l’invasion russe, affectant des femmes, des hommes et des mineurs. « La région de Kherson en compte, à ce jour, le plus grand nombre de cas », souligne Yuliia Chystiakova.

Si quarante militaires russes ont pu être inculpés et des condamnations déjà prononcées (la majorité par contumace), de nombreuses difficultés demeurent : la législation reste incertaine (un projet de loi positif, plus ambitieux par certains aspects que dans la définition qu’en donne le Statut de Rome de la CPI, existe mais n’a toujours pas été adopté et signé). De plus, le manque d’expérience pratique, l’absence d’une approche holistique pour l’assistance aux victimes, l’occupation de territoires ukrainiens sans contrôle indépendant et un taux élevé de non-dénonciation dû à un tabou social, compliquent la situation et la réponse à ces crimes.

Virginie Sansico a ensuite présenté les principaux points soulevés dans le rapport sur l’accélération du temps de la justice, l’ouverture d’enquêtes alors que le conflit est encore en cours, et l’instrumentalisation du droit et de la justice dans une vision stratégique du conflit. Le septième chapitre du rapport se demande : « Le temps de la guerre et le temps de la justice peuvent-ils coïncider ? » Cette interrogation, posée dès le début du séminaire « Justice et Guerre » avec Pierre Hazan, conseiller spécial en matière de justice de transition auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire à Genève, a été l’objet de riches échanges pour faire avancer le débat « justice et/ou paix », devenu structurel, sans s’enliser dans ses apories.

Puis, l’historien Christian Delage a développé le sujet de « La guerre du droit du point de vue des Ukrainiens dans l’héritage de Nuremberg ». En partant de la mention dans le rapport de la « mémoire collective du procès de Nuremberg », qui peut être diversement comprise et partagée, notamment en anticipation du 80ème anniversaire de l’ouverture du procès, le réalisateur du film « Le procès de Nuremberg. Les nazis face à leurs crimes » a souligné « la perception française du procès comme un événement unique (« le procès Nuremberg » : de 21 hauts responsables nazis Nuremberg ») et la perception anglophone qui englobe aussi les 12 procès successeurs (« Nuremberg Trials »). » Par ailleurs, Christian Delage a mentionné l’effort des alliés pour documenter le procès de Nuremberg de manière exhaustive, en publiant les volumes des débats et de la documentation du procès dès 1947, une entreprise unique pour l’époque, tout comme sa captation cinématographique et sonore même si « les archives filmées du procès restent très partielles puisqu’ il existe vingt-cinq heures de film pour un procès qui a duré neuf mois ». Christian Delage s’est également attardé sur la façon dont le gouvernement ukrainien s’est appuyé sur cette mémoire, en relation avec le conflit avec la Russie, estimant que « l’utilisation de preuves dans le contexte actuel, non seulement pour obtenir justice, mais aussi pour obtenir du soutien, souligne l’aspect performatif de la justice internationale ». En s’appuyant sur des archives l’historien à illustré de façon très concrète, en la plaçant en comparaison avec le précédent de Nuremberg, l’organisation de la collecte de preuves de crimes de guerre, la démarche judiciaire et la communication des autorités ukrainiennes et le traitement médiatique des crimes de guerre et massacres commis en Ukraine. Cette intervention très riche a montré comment s’imbriquait le temps de l’urgence et de l’immédiateté de la guerre en cours et le temps plus long de l’histoire et de la mémoire.

Mais alors, comment juger Poutine et les responsables de crimes internationaux en Ukraine ? Joël Hubrecht est ensuite revenu sur les différentes pistes ouvertes dans le séminaire et le rapport, comme l’adoption de méthodes de travail permettant d’aller, pour reprendre la formule de Nicolas Guillou, intervenant du séminaire, élu récemment juge à la CPI, vers « un système accusatoire avec dossier », ou encore le renforcement de l’action de la défense dans les phases préliminaires de la procédure à la CPI, ainsi que l’adoption pour les victimes d’un principe de réparations « appropriées, adéquates et rapides » et le développement de modèles de prise en charge holistique des besoins des victimes, en particulier des victimes de violences sexuelles. Le rapport traite également du procès par défaut qui a fait l’objet de la dernière intervention menée par Françoise Tulkens, professeure de l’UC Louvain, ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des Droits de l’Homme. L’idée que le procès international puisse se tenir en absence de l’accusé (procédure dite in absentia, par défaut ou par contumace) est en effet réactivée par la guerre en Ukraine et le peu de probabilité que le président russe, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI, puisse un jour être extradé à La Haye. En présentant les arguments et contre-arguments pour l’adoption de ce type de procédure, déjà connues et appliquées dans de nombreuses juridictions nationales, Françoise Tulkens  a exposé et plaidé pour une approche créative et pragmatique afin de « permettre de juger les crimes internationaux même en l’absence des accusés, tout en respectant les garanties procédurales pour maintenir l’intégrité et l’équité de la justice pénale internationale ».

Ce colloque de restitution et d’interventions inédites a donc été une belle occasion de mettre en lumière les efforts continus en matière de justice dans des contextes complexes et évolutifs de guerre, et le rapport « Ukraine : comment la guerre hybride et la multipolarité transforment la justice »  servira sans doute de référence pour penser de futures actions dans le domaine du droit international et des droits humains.

Lire le rapport « Ukraine : comment la guerre hybride et la multipolarité transforment la justice »

Prendre connaissance du programme du séminaire Justice et Guerre

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