Voir toutes les actualités

« La justice restaurative en France. Sociologie politique d’un « supplément d’âme » à la justice pénale. » Entretien avec Delphine Griveaud, lauréate du prix Jean Carbonnier 2023

Créé en 2005, le Prix Jean Carbonnier récompense les travaux issus d’une thèse ou un premier ouvrage portant sur le droit ou la justice, quelle que soit la discipline des sciences humaines et sociales concernée. Cette année, la lauréate, Delphine Griveaud, s’est vue récompensée pour sa thèse « La justice restaurative en France. Sociologie politique d’un « supplément d’âme » à la justice pénale. ». Si cette pratique, apparue en 2010, est encore peu connue du grand public, la justice restaurative tend à se diffuser en offrant un espace confidentiel, sécurisé et volontaire, de parole et d’échanges sur les ressentis, les émotions, les attentes de toutes les personnes concernées par l’infraction et ses répercussions. Le Prix Jean Carbonnier sera remis officiellement à Delphine Griveaud le 18 mars 2024 à La Sorbonne.

Delphine GRIVEAUD, lauréate du Prix Jean Carbonnier 2023

Le ministère finance les associations spécialisées et les projets de justice restaurative qui sont portés par les associations locales d’aide aux victimes, ce sont les magistrats qui contrôlent l’opportunité des mesures, tandis que l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse emploient une partie des animateurs de la justice restaurative que sont les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation et les éducateurs.

Delphine Griveaud
Les abords du centre pénitentiaire de Brulan, un matin de session du programme de Fraternity, en 2019

Les récits que les participant·es produisent relativement à leur expérience d’un programme de justice restaurative témoignent également du fait qu’ils s’approprient bien souvent la mesure restaurative comme un dispositif thérapeutique, bien que conduit par des professionnels du judiciaire ou du parajudiciaire qui ne sont pas psychologues de formation.

Delphine Griveaud
L’entrée d’un SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) du Sud de la France.

J’ai candidaté au prix Jean Carbonnier parce que je crois en l’importance scientifique de mon travail et en la nécessité de le mettre en avant. Comme pour beaucoup d’autres recherches essentielles sur le droit et la justice, et avec les différents outils qui sont les siens, l’IERDJ jouera admirablement son rôle de passeur. Par ailleurs je dois avouer avoir candidater avec un autre espoir : celui que la reconnaissance pour mon travail soit un peu aussi celle d’une justice restaurative qui reste méconnue.

Delphine Griveaud
A l’intérieur des SPIP, des armoires pleines d’archives.

Cette distinction est potentiellement une porte ouverte à de nouvelles propositions, de nouvelles rencontres voire collaborations ; et peut-être promise à une quête plus ou moins longue de la stabilité nécessaire à pouvoir poursuivre mes recherches pour entrer dans les plus hautes institutions de la recherche francophone.

Delphine Griveaud
Plaquette d’information sur la justice restaurative sur le tableau d’affichage d’un couloir de l’un des SPIP enquêtés.
L’entrée vers l’association d’aide aux victimes, local dédié à la médiation, où se déroule l’entretien avec la coordinatrice de la justice restaurative pour l’association.

Vous présentez votre thèse « La justice restaurative en France. Sociologie politique d’un « supplément d’âme » à la justice pénale. ». Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter ce sujet ?  

C’est une longue histoire, je me suis d’abord intéressée aux commissions de vérité réconciliation et à la justice transitionnelle, dont j’ai voulu faire mon métier. Arrivée au bout d’un master dédié à cela et propulsée dans une première expérience professionnelle à l’International Center for Transitional Justice en Côte d’Ivoire, je pensais naïvement pouvoir sauver le monde. En réalité, en caricaturant à peine, la situation était celle d’une jeune femme blanche dans sa vingtaine, originaire du pays anciennement colonisateur, expliquant à des dirigeants ivoiriens de 70 ans comment sortir leur pays de la crise, comment le réconcilier, notamment grâce à l’aide d’une justice dite réparatrice. J’ai détesté cette position, et j’ai vite compris les dysfonctionnements des dispositifs et politiques de sortie de conflit. C’est cette prise de conscience progressive qui m’a amenée à m’intéresser à d’autres regards sur ces questions. C’est à ce moment-là que j’entre dans le domaine de la recherche en sciences sociales. En fait je restais fascinée par les justices alternatives, mais j’avais besoin de comprendre plus que d’agir. J’ai commencé à chercher activement un sujet de thèse et j’ai appris au détour de mes lectures que la justice restaurative avait été votée et avait intégré le code de procédure pénale peu de temps avant. Je ne comprenais pas ce que venait faire dans la loi française un concept que je connaissais uniquement dans le contexte ivoirien, et qui, par ailleurs, apparaissait à contrecourant d’un système plutôt tourné vers la punition et vers une gestion rapide de l’important flux des affaires, ça me paraissait complètement improbable. Concrètement, je me suis dit « qu’est-ce que ça vient faire là ? ». Cette surprise est le point de départ de ma thèse, et cette question est restée son fil rouge.

Quel est le rôle de l’État dans le développement et la promotion de la justice restaurative en France ? Quelles politiques publiques ont été mises en place ?

En l’état actuel, la justice restaurative est majoritairement pratiquée dans le cadre de l’article 10-1 du code de procédure pénale, et est complètement dépendante de différentes composantes de l’État, c’est-à-dire du ministère de la Justice, des juridictions, des services pénitentiaires et de la protection judiciaire de la jeunesse. Plus précisément, c’est le ministère qui finance les associations spécialisées et les projets de justice restaurative qui sont portés par les associations locales d’aide aux victimes, ce sont les magistrats qui contrôlent l’opportunité des mesures, tandis que l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse emploient une partie des animateurs de la justice restaurative que sont les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation et les éducateurs. Après le vote de la réforme d’août 2014 introduisant la justice restaurative dans le code de procédure pénale, une enveloppe budgétaire a été fléchée vers la justice restaurative au sein du programme 101 du Service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes. Ensuite, une circulaire d’application est venue en mars 2017 dessiner une politique publique, en précisant les modalités d’application de la justice restaurative, en envoyant un signal favorable vis-à-vis de celle-ci, et en créant un Comité national de la justice restaurative réunissant différentes directions du ministère de la Justice et chargé de coordonner son développement sur le territoire. Mais l’enveloppe budgétaire est maigre à l’échelle du territoire (408 000 euros en 2021), et ne concerne pas les fonctionnaires des Services pénitentiaires d’insertion et de probation, qui s’investissent dans la justice restaurative à budget et charge de travail constants, sauf rares décharges de quelques dossiers. De son côté, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse semble aujourd’hui adopter une politique un petit peu plus volontariste puisqu’on a pu croiser sur le terrain des postes dédiés. Cette politique publique est pour l’heure de faible intensité, il est bien plus juste de dire que l’État « laisse faire » les convaincus de la justice restaurative, à petit budget, au gré des localismes et des bonnes volontés individuelles.

Comment la justice restaurative peut-elle aider les victimes et les auteurs d’infraction à se réconcilier et à se reconstruire ? 

Au regard de l’enquête sur laquelle s’appuie ma thèse, j’observe que la justice restaurative fait aux victimes et aux auteurs d’infraction plusieurs propositions relativement inédites en France. La première c’est de leur dédier du temps, beaucoup de temps. Entre les entretiens préparatoires à la mesure, la mesure en elle-même, et d’éventuels à côté (un animateur en justice restaurative qui accompagne un participant au procès de son affaire, en soutien, en parallèle du processus de justice restaurative) ce sont des dizaines et des dizaines d’heures qui sont consacrées à chacun et chacune, ce qui n’est pas banal, y compris dans le service public. La seconde est de leur offrir une considération et une écoute qui se font rares. Comme me l’explique une enquêtée ayant participé à une mesure restaurative peu après le procès du viol qu’elle a subi « Y a un sentiment de suivi. C’est pas ‘allez on va au tribunal’ puis c’est emballé et on laisse les victimes et les auteurs chacun de leur côté ». Ensuite, la justice restaurative offre des ressources sociales pour sortir de l’isolement, pour les auteurs comme pour les victimes, en faisant souvent de « belles rencontres » – les animateurs, les bénévoles, d’autres personnes ayant une expérience similaire, et même des auteurs ou victimes ayant en commun le souhait de réfléchir et d’échanger. Enfin, contrairement à d’autres modes amiables de règlement des conflits comme la médiation familiale, tout ceci est gratuit. Pas d’avocat, pas de frais de justice, pas de frais de déplacement.

Si les récits produits en entretien sont disparates, et accordent plus ou moins d’effets positifs à l’expérience, ce qui revient le plus certainement est la reconnaissance envers les animateurs et animatrices pour leur accompagnement. Les récits que les participant·es produisent relativement à leur expérience d’un programme de justice restaurative témoignent également du fait qu’ils s’approprient bien souvent la mesure restaurative comme un dispositif thérapeutique, bien que conduit par des professionnels du judiciaire ou du parajudiciaire qui ne sont pas psychologues de formation. Ces éléments laissent entrevoir un État qui, tant bien que mal, délègue à des associations qu’il finance de prendre soin de ses citoyens, après ou en parallèle des difficultés vécues au cours de la procédure pénale.

Comment les citoyens peuvent-ils être impliqués dans la mise en œuvre de la justice restaurative en France ?

Aujourd’hui, en France, la mise en œuvre de la justice restaurative est en majorité une affaire de professionnels (dont il faut néanmoins dire qu’ils étirent leur temps salarié sans rémunération supplémentaire, ce qui en fait aussi un peu des bénévoles). Ce sont les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, les travailleurs des associations d’aide aux victimes, ainsi qu’une poignée de salariés des associations spécialisées dans la justice restaurative créées au début des années 2010, qui encadrent et animent les mesures. Mais bien sûr un citoyen peut tout de même s’y investir sans avoir à passer le concours de la fonction publique : le secteur associatif fonctionne grâce à un certain nombre de bénévoles. Au printemps 2022, l’Institut français pour la justice restaurative a mis en place une ligne téléphonique et a fait un appel à des bénévoles pour en assurer la permanence. Les services pénitentiaires et les associations d’aide aux victimes peuvent confier à des bénévoles l’animation de mesures, ou des rôles de « membres de la communauté » dans le cadre de rencontres entre détenus ou condamnés et victimes (un rôle d’accompagnant qui consiste à être présent au cours de certaines mesures en soutien émotionnel ou logistique – aller chercher les participants en voiture et les raccompagner chez eux par exemple – ). Deux conditions néanmoins : suivre une formation dédiée, de « membre de la communauté » ou d’animateur (la formation est alors plus longue, deux fois une semaine) et promettre une certaine disponibilité sur plusieurs années (de la préparation à la dernière rencontre bilan, une seule mesure peut durer une année).

Comment espérez-vous que le prix Jean Carbonnier contribuera à la visibilité de votre travail sur la justice restaurative en France ?

L’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice, qui porte le prix, travaille au carrefour des mondes académique, judiciaire et politique ; renforcer les liens entre ces derniers est le cœur de son métier. De mon côté, j’ai candidaté au prix Jean Carbonnier parce que je crois en l’importance scientifique de mon travail et en la nécessité de le mettre en avant, de le diffuser, de le faire vivre dans ces trois différents mondes en même temps. Je n’ai aucun doute sur le fait que, comme avec beaucoup d’autres recherches essentielles qui sont produites aujourd’hui sur le droit et la justice, et avec les différents outils qui sont les siens, l’IERDJ jouera admirablement son rôle de passeur.

Par ailleurs je dois avouer avoir candidater avec un autre espoir : celui que la reconnaissance pour mon travail soit un peu aussi celle d’une justice restaurative qui reste méconnue. En effet, si une thèse en sciences sociales est un geste critique qui défait les angélismes et met au jour les contradictions, il n’enlève pourtant rien à ce que fait la justice restaurative en France. Elle fait tenir certains de ses professionnels et permet d’assurer à bout de bras un certain nombre de missions de service public. Elle offre gratuitement un succédané d’État attentif pour les publics d’un système pénal de plus en plus déconnecté des justiciables et de ses propres travailleurs, en donnant du temps, de l’écoute, de la considération, en créant de nouveaux liens sociaux. Dans ce contexte, obtenir le prix Jean Carbonnier est une belle reconnaissance individuelle de mon travail, mais également une reconnaissance de celui des personnes rencontrées au cours de l’enquête qui s’évertuent à faire vivre la justice restaurative, tout comme une reconnaissance sociale des expériences des participants et participantes qui ont choisi d’entrer dans une mesure restaurative.

En quoi pensez-vous que l’attribution du Prix Jean Carbonnier pourra influencer votre carrière et vos futures recherches ?

Il aura sans aucun doute une influence dans ma carrière de chercheuse en sciences sociales. Le Prix Jean Carbonnier n’est pas n’importe quel prix de thèse pour quelqu’un qui est issu ou qui s’intéresse au monde du droit et de la justice. Il est jugé par d’éminentes personnalités des mondes académique et judiciaire, a vu récompensées des chercheur·es qui continuent de marquer aujourd’hui l’étude du droit et de la justice par leurs travaux, et dispose d’un rayonnement pluridisciplinaire dans tout l’espace francophone. Il est probablement le prix qui attire le plus de candidatures, le plus médiatisé, le plus reconnu, toutes ces logiques se nourrissant mutuellement depuis vingt ans. A ce titre, il m’accorde une importante visibilité, et je ne peux qu’espérer qu’il suscitera chez mes collègues de toutes les disciplines des sciences sociales et juridiques une curiosité pour mes travaux présents et futurs.

Il aura d’autant plus d’influence sur ma carrière que le monde de la recherche est un monde précaire, sous financé, rendu concurrentiel, et que ce type de récompenses, qui singularisent la qualité d’un travail et d’un profil en particulier, permettent ainsi à une poignée de chercheur·es chaque année de d’ores et déjà se distinguer. Cette distinction est potentiellement une porte ouverte à de nouvelles propositions, de nouvelles rencontres voire collaborations ; et peut-être – rêvons un peu en cette période d’après-thèse promise à une quête plus ou moins longue de la stabilité nécessaire à pouvoir poursuivre mes recherches – un coup de pouce pour entrer dans les plus hautes institutions de la recherche francophone.

Pour en savoir plus sur la justice restaurative : https://www.justice.gouv.fr/guide-methodologique-justice-restaurative