Le 30 avril 1992, les forces serbes prennent le contrôle de Prijedor, dans le nord de la Bosnie-Herzégovine. Tandis que les interpellations de non-Serbes, croates et musulmans, se multiplient, les hommes sont séparés des femmes, des enfants et des personnes âgées et trois camps de « regroupement » voient bientôt le jour, parmi lesquels le camp d’Omarska. Par celui-ci passeront en l’espace de trois mois plus de 3 334 détenus dont beaucoup ne sortiront pas vivants des interrogatoires qui y sont systématiquement menés. En outre, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) rapporte que plus de 1 500 meurtres ont été commis dans cette zone et que plusieurs massacres y ont eu lieu, entre autres celui de plus d’une centaine de personnes à la fin du mois de juillet 1992, de 120 personnes le 5 août, ainsi que, hors des camps cette fois, de 200 autres le 21 août.
Grâce aux informations fournies par d’anciens militaires serbes, une immense fosse commune a pu être retrouvée dans la région cet automne, à Tomasica, une ancienne mine de fer située près de Prijedor. On estime que sous ces 5 000 mètres carrés de terre, enfouis à plus de dix mètres de profondeur, se trouvent plus d’un millier de corps, faisant probablement de Tomasica le plus grand charnier découvert en Bosnie-Herzégovine à ce jour.
Cette découverte n’a eu, en France notamment, que très peu d’échos. Pourtant, le sort des centaines de victimes que l’on exhume aujourd’hui dans l’indifférence quasi générale avait, il y a deux décennies, ému le monde entier. Plus encore, le TPIY compte parmi les 161 personnes qu’il a mises en accusation, quarante-trois qui relèvent, exclusivement ou non, de crimes commis dans cette région. Plus d’un quart des accusés du tribunal ont donc un lien avec Prijedor !
Jusqu’à présent, la justice a condamné, en lien avec ces événements, un peu plus d’une trentaine de personnes, ce qui reste très modeste au regard de l’ampleur des crimes. Dans cette liste d’accusés reconnus coupables figure Milomir Stakic, le principal responsable politique de la région. C’est dix ans après les faits, presque jour pour jour, entre avril 2002 et juillet 2003, que s’est tenu son procès à La Haye, devant le TPIY. Parmi les quarante-deux témoins appelés par le procureur, il en est un qui occupe une place à part. Il s’appelle Ed Vulliamy. Il était en 1992 à Prijedor. C’est lui qui, en tant que journaliste du Guardian, a révélé au monde les terribles conditions de détention des deux camps d’Omarska et Trnopolje dans lesquels il avait pu, avec deux collègues d’ITN, pénétrer.
L’intérêt de consacrer une étude entière au témoignage de ce reporter ne se limite pas à son rôle déterminant dans un des dossiers clés du TPIY. L’examen de sa déposition permet également de mieux comprendre comment le tribunal a procédé concrètement pour établir les faits essentiels sur les crimes commis en ex-Yougoslavie. De plus, des dilemmes auxquels Vulliamy a été confronté et les choix pour lesquels il a opté, il y a des leçons très utiles à tirer et à méditer, et cela pas seulement pour les étudiants en journalisme qui se destinent à couvrir les zones de conflit et de guerre. Enfin, autre singularité intéressante, Vulliamy appartient à une catégorie de témoins encore insuffisamment étudiée mais qui commence à sortir de l’ombre, en particulier sous l’impulsion de plusieurs spécialistes de la Shoah : les témoins qui ne sont pas des victimes rescapées ni des « repentis », mais « ceux qui ont vu et su », qui ont assisté aux enfermements, déportations et tueries par la proximité que leur donnaient le voisinage de leurs habitations ou leurs accès professionnels. Ces « by-standers » pour reprendre le terme de la célèbre tripartition de Raul Hilberg ne constituent pas une catégorie homogène, ni dans leur situation ni dans leur comportement, mais leur étude renouvelle et bouscule les questions historiques, mémorielles, politiques et éthiques sur les crimes de masse.
C’est à cette tâche qu’a décidé de s’atteler, pour deux ans, le séminaire mensuel « Ceux qui ont vu et su : mémoires et consciences », mis en place en octobre 2012 par Daniel Oppenheim et Jean-Yves Potel au mémorial de la Shoah à Paris. Cet article est issu de ces travaux. Il s’appuie sur la retranscription de la déposition de Vulliamy devant le TPIY entre le 16 et le 18 septembre 2002, consultable dans son intégralité sur le site du tribunal, et sur le livre qu’il a publié en 2012 sous le titre The War is Dead, Long Live the War. Bosnia : the Reckoning.