D’avril 2011 à décembre 2012 s’est tenu, à l’initiative du ministère des Affaires étrangères et de l’IHEJ, le séminaire « Justice internationale et de transition » : éléments pour une doctrine diplomatique française ». Véritable lieu d’échanges et de rencontres, ce séminaire a rassemblé un grand nombre de participants très divers autour d’un groupe de réflexion permanent qui s’est penché pendant 21 mois sur l’étude de cas spécifiques et de thèmes transversaux. Leurs réflexions et propositions ont abouti à la rédaction d’un rapport intitulé « La justice reconstitutive : un objectif diplomatique pour prévenir et surmonter les crimes de masse ».
Comment surmonter l’effondrement humain et politique causé par les crimes de masse ? Comment prévenir leur retour ou leur intensification ? Comment intégrer la justice dans une stratégie plus globale de retour à la paix et de construction démocratique ? La prise de conscience qu’il y a là un enjeu stratégique désormais central pour la diplomatie française ne pourra porter ses fruits qu’en reconsidérant l’idée de justice transitionnelle, une notion complexe au carrefour du droit, de la morale, de la politique et de la sécurité. Sans vouloir substituer un nouveau concept à celui désormais communément utilisé, en dépit de ses évidentes limites, de « justice transitionnelle », les auteurs du rapport préfèrent utiliser le terme de « justice reconstitutive » pour désigner l’effort de saisir ensemble droit et politique, national et international, fondement et évolutions sous l’horizon d’une action juste.
La reformulation de l’idée de justice repose sur ce triple défi. Elle requiert tout d’abord de dépasser les approches les plus courantes dans le domaine pour prendre plus, ou autrement, en considération la dimension politique de la justice transitionnelle, en évitant aussi bien l’idéalisme légaliste (le rêve d’une justice « pure » et auto-suffisante) que la « réal-politisation » du droit (la justice comme simple instrument des luttes politiques).
Elle suppose ensuite de réunir, sans les confondre, le champ classique de la justice transitionnelle, souvent réduit au national et au non pénal, et celui de la justice pénale internationale du fait des phénomènes de globalisation/ « glocalisation » dans lesquels les Etats en reconstruction s’inscrivent. Le rapport tire ainsi également les conséquences du principe de « complémentarité active » promu par le Statut de Rome, n’abolissant pas mais bouleversant les délimitations anciennes entre le national et l’international. La Cour pénale internationale n’est ni une organisation internationale classique ni une juridiction comme nous en connaissons sur le plan interne. Ces juridictions sont à la fois des ressources pour la diplomatie et de nouveaux terrains de luttes d’influence.
Il s’agit enfin de ne pas perdre le sens profond et la force originelle de la « période héroïque », celle de la défense de l’idée même de justice pénale internationale, mais de prendre la mesure des évolutions en cours dans la phase plus « prosaïque » de sa mise en œuvre concrète. D’une part pour comprendre le sens profond du moment fondateur mais atypique des procès de Nuremberg et Tokyo, de l’élaboration des charges de « crimes contre l’humanité » puis de « génocide », de l’expérience totalitaire pour appréhender le lien entre la responsabilité individuelle et la dimension collective ou idéologique du crime de masse dans laquelle s’enracine les liens ambigus et inextricables entre justice et politique.
La justice est par ailleurs confrontée à de nouvelles formes de conflit, ce qui oblige à revoir l’institutionnalisation d’une Cour pénale internationale et génère de nouveaux domaines d’intérêts de la justice transitionnelle (les politiques de DDR-RSS, les violences socio-économiques de régimes corrompus, etc.).
Il en découle que le crime de masse devrait être compris comme une « perversion » et non une simple « suspension » temporaire de la loi. Pour dénouer cette perversion et régénérer la cité politique, la JT ne doit pas être considérée comme une « boite à outil » disponible pour faire du « problem solving ». C’est un processus qui peut permettre aux victimes de se reconstruire mais aussi au politique de se « redresser » en lui assignant un champ d’action dans lequel son volontarisme sera nécessaire pour établir et conserver un lieu qui lui échappera désormais marqué par la dimension universelle de la loi touchant aux violations les plus graves des droits humains. La justice pénale internationale, combinée avec les processus de justice transitionnelle, affirme et éclaire les responsabilités individuelles des décideurs et auteurs de crimes de masse tout en les replaçant dans le système et/ou les dynamiques politiques dans lesquels ils ont agi. Une vision politique – mais non politisée – de la justice se dégage qui nous permet de distinguer deux approches théoriques différentes de la justice transitionnelle : pour la première, minimaliste, la justice transitionnelle est une justice ordinaire qui n’est exceptionnelle que parce qu’elle doit s’exercer dans des conditions extrêmes et provisoires ; pour la seconde, à laquelle adhèrent les auteurs du rapport, la justice sort profondément transformée du type de violence qu’elle doit traiter et elle inaugure une nouvelle place durable pour une justice ontologiquement transformée dans la démocratie.
A partir de cette conception théorique, le rapport tente, dans un deuxième temps, d’identifier, de façon pragmatique et factuelle, les principaux moments, acteurs et domaines d’action des processus de justice transitionnelle :
– Des moments : cela concerne aussi bien les enjeux sur la délimitation des mandats de la justice (avec le risque du deux poids/deux mesures) que sur le moment où elle sera rendue (la justice tend de plus en plus à être activée en temps réel dans le conflit encore en cours). Cette question est aussi omniprésente parce que le temps est la matière même de cette justice qui met en scène le passé pour représenter l’avenir. Deux formes de justice, bien qu’imbriquées, devraient être davantage distinguées entre la période de sortie du conflit, la justice en état de transition, et celle du travail mémoriel.
– Des acteurs : le rapport plaide pour une large ouverture vers la société civile tant dans la place faite aux victimes que dans le rôle reconnu des ONG, mais également des femmes, des religieux et des médias. Il ne s’agit pas d’idéaliser une « société civile » qui, à l’instar de « la communauté internationale », n’existe pas en tant que tel mais de renforcer la coordination sur le terrain de la pluralité des acteurs et des projets. L’identification des interlocuteurs, notamment locaux, et la recherche d’une coopération commune dans le respect de l’indépendance de chacun, au premier rang desquelles celle des acteurs des acteurs judiciaires, est un enjeu crucial. Le rapport en souligne les bénéfices et les risques. L’investissement ne se réduit pas à la consolidation des contre-pouvoirs indispensables à toute transition démocratique mais aussi à la reconstruction des pouvoirs étatiques et institutionnels. Ainsi la justice transitionnelle participe de la reconstruction interne des états quand la justice pénale internationale contribue à leur réhabilitation au niveau international.
Des domaines, notamment celui de la réforme des institutions, des forces militaires et de sécurité, du développement et des politiques mémorielles. Le rapport met en lumière les évolutions récentes, perceptible notamment dans le sillage des révolutions arabes, des processus de justice de transition.
Il en ressort une approche plurielle et dynamique qui, selon les auteurs du rapport, pourrait guider l’action diplomatique et que l’on peut caractériser ainsi :
– Elle est inductive, pragmatique et inventive. A l’instar de la méthodologie suivie dans le séminaire, il vaut mieux partir des problèmes concrets plutôt que des objectifs lointains et théoriques (réconciliation, Etat de droit, vérité….). Il s’agit d’une part de pousser une réflexion pragmatique et plus opérationnelle et d’autre part d’éviter les fréquentes déceptions générées par les attentes immenses et souvent disproportionnées placées dans les processus de justice transitionnelle. Adopter une démarche réaliste quant aux limites, aux échecs et aux tentatives d’instrumentalisation de la justice n’empêche pas de se montrer volontariste et ambitieux, prérequis indispensable. Mais l’angle d’approche se déplace. Le processus devient plus important que « la solution ». Les cas d’étude mentionnés dans le rapport démontrent également que chaque situation requiert des procédures singulières parfois inédites et non duplicables. La recherche d’une doctrine n’implique donc pas l’enfermement dans des modèles figés d’action, au contraire.
– Elle est systémique et inclusive. Si le lien avec les victimes directes des crimes considérés doit être maintenu comme le fil conducteur des politiques de justice transitionnelles, le rapport plaide pour une vision élargie : la justice transitionnelle ne se réduit pas au CVR et la justice pénale internationale à ses quelques procès. Le rapport, au travers des secteurs clés et des acteurs de la transition qu’il met en avant, encourage la diplomatie à décloisonner ses secteurs d’action. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une vision holistique (avec une vision harmonieuse de l’ensemble des actions entreprises et une appréciation en forme de « tout ou rien ») ni de brouiller les rôles respectifs de chacun. Il s’agit par contre de mieux articuler les différents domaines d’action, de combiner ces nouveaux instruments avec d’autres instruments (responsabilité de protéger, sanctions internationales, aide au développement, etc.), de renforcer les collaborations tout en respectant l’indépendance de la justice.
– Elle est séquencée et s’inscrit dans la durée. Le séquençage promu dans le cadre de nos travaux ne se fait pas entre les domaines d’action, par exemple entre justice et paix ou entre justice et développement, mais entre les types d’action qui peuvent être entrepris dans chaque domaine. Ce séquençage n’a de sens que s’il repose sur des actions conduites dans la durée.
– Elle est française mais aussi décentrée et européenne : le rapport souligne les spécificités culturelles et les traditions juridiques que la diplomatie française devrait avoir à cœur de défendre. Il s’agit de défendre cette diversité et notre spécificité dans le cadre non seulement des relations internationales mais d’une scène universelle. Le statut de Rome a créé un système hybride. Nous devons donc faire l’effort non seulement de partir du terrain, de quitter une position surplombante, mais de nous décentrer pour percevoir le sens que les autres cultures donnent à la justice. Les juridictions internationales et les mécanismes de justice transitionnelle sont pour la diplomatie française une nouvelle manière de « faire monde ». Le rôle des Etats reste déterminant et la voix de la France, de par sa position au Conseil de sécurité, dans l’espace francophone, par la richesse de son tissu diplomatique dans le monde, peut peser et porter. Cette place unique n’est pas solitaire. Le rapport souligne l’importance d’inscrire son action dans le cadre de celle de l’Europe.