À la fin de l’année 2016, la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », introduisait en droit français un nouveau dispositif de transaction pénale ouverte aux entreprises : la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Inspirée des deferred prosecution agreements (accords de poursuite différée) pratiqués depuis les années 1990 aux États-Unis et depuis 2014 au Royaume-Uni, la CJIP offre une alternative aux poursuites contre les personnes morales soupçonnées en particulier d’infractions liées à la corruption et à la fraude fiscale : parquet et prévenus peuvent désormais convenir de la suspension de l’action publique en échange de la reconnaissance de faits incriminables, du paiement d’une amende et, dans certains cas, de la mise en œuvre de réformes organisationnelles afin de prévenir le risque de récidive – le tout, sans déclaration formelle de culpabilité. Cette possibilité nouvelle d’une issue négociée aux poursuites pénales contre les entreprises constitue une petite « révolution culturelle » de la justice française, qui ne fut d’ailleurs pas accueillie sans débats.
Issu de la collaboration d’un sociologue et d’une juriste qui ont en commun de s’intéresser aux usages et aux contournements du droit que déploient les acteurs économiques et financiers, ce rapport retrace la genèse, la circulation et les usages de la transaction pénale pour les entreprises, depuis ses origines américaines jusqu’à sa mise en œuvre récente dans le système judiciaire français. Il présente les résultats d’une enquête reposant sur des entretiens qualitatifs menés auprès d’une cinquantaine de professionnels du droit, aux États-Unis et en France, sur des observations ethnographiques des audiences publiques de validation des CJIP en France, ainsi que sur une analyse documentaire visant à reconstituer les débats – médiatiques, parlementaires, judiciaires et doctrinaux qui ont façonné l’évolution de la transaction pénale pour les entreprises au cours des dernières décennies.
Le rapport montre comment s’est progressivement imposé, au cours des trente dernières années et dans plusieurs pays du monde, un nouveau mode de règlement des conflits avec les grandes entreprises. L’ascension rapide de l’accord négocié comme mode privilégié d’action publique dans la lutte contre la criminalité économique et financière est indissociable d’un investissement sans précédent du droit pénal par les avocats d’affaires. Fruit de l’espace de négociation inédit entre procureurs et avocats de la défense qui caractérisait le microcosme judiciaire new yorkais de la fin du vingtième siècle, la transaction pénale pour les entreprises fut ensuite importée en France et au Royaume-Uni dans la foulée de scandales de corruption impliquant certains fleurons de l’industrie nationale visés par l’action extraterritoriale de la justice américaine. En dehors des États-Unis, la transaction pénale fut conçue comme un moyen de reprendre le contrôle des enquêtes, des poursuites et des sanctions visant de telles entreprises et de protéger celles-ci du bras long de la justice américaine. Cet investissement du pénal par les avocats d’affaires contribue en retour à renouveler les dynamiques de l’espace juridique, en transformant non seulement le travail des magistrats, mais aussi les conditions de mise en visibilité et de critique sociale de la délinquance d’affaires
English version below / résumé en anglais
By the end of 2016, the loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, known as the « Sapin 2 law », introduced in French law a new criminal settlement procedure for business organizations and other legal persons: the convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Inspired by the deferred prosecution agreements practiced since the 1990s in the United States and since 2014 in the United Kingdom, the CJIP offers an alternative to prosecution against corporate entities suspected of offenses related in particular to corruption and tax fraud, by enabling the negotiated resolution of such cases: prosecutors and defendants can thus agree to suspend criminal prosecution in exchange for acknowledging incriminating facts, paying a fine and, in certain cases, implementing organizational reforms to prevent the risk of recidivism – all without a formal declaration of guilt. This new possibility of a negotiated outcome to criminal proceedings against companies represents a small « cultural revolution » in French justice, which was not welcomed without debate. Resulting from the collaboration of a sociologist and a jurist who share an interest in the uses and circumventions of the law by economic and financial actors, this report traces the genesis, circulation and uses of deferred prosecution agreements, from its American origins to its recent implementation in the French legal system. It presents the results of a research project based on qualitative interviews with some fifty legal professionals in the United States and France, on ethnographic observations of public hearings to validate CJIPs in France, and on a documentary analysis designed to reconstruct the debates mediatic, parliamentary, judicial and doctrinal – that have shaped the evolution of the corporate criminal settlement procedures over the last few decades. The report shows how, over the last thirty years and in several countries around the world, a new way of settling disputes with major corporations has gradually taken hold. The rapid rise of the negotiated settlement as the preferred mode of public action in the fight against economic and financial crime is inextricably linked to a new investment of corporate lawyers into the field of criminal law. Born of the unprecedented negotiating space between prosecutors and defense attorneys which characterized New York judicial microcosm of the late twentieth century, deferred prosecution agreements were later imported to France and the UK in the wake of corruption scandals involving some leading national companies targeted by the extraterritorial action of American prosecutors. Outside the U.S., adopting deferred prosecution agreements was conceived as a means of regaining control over the investigation, prosecution and punishment of national companies and protecting them from the long arm of American justice. In turn, corporate lawyers’ investment in criminal law is renewing the dynamics of the legal field, transforming not only the work of prosecutors and judges, but also the conditions under which corporate crime is made socially visible and criticized.