Pratiques et effets de la justice restaurative en France

Auteur•rice•s

Delphine GRIVEAUD, Sandrine LEFRANC

Publication

Mai. 2024

Alors que son développement international remonte aux années 1990, la justice restaurative connaît un engouement en France depuis moins d’une dizaine d’années. Expérimentée tout d’abord dans le champ des majeurs (à la maison centrale de Poissy, en 2010), puis consacrée dans le régime de droit commun en 2014, elle est désormais, sous des aspects variés, dans une phase de généralisation sur l’ensemble du territoire national. Sur le plan normatif, la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 et la circulaire dédiée du 15 mars 2017 ont, les premières, permis aux auteurs d’infractions et aux victimes de se voir proposer une « mesure de justice restaurative », « à l’occasion de toutes procédures pénales et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l’exécution de la peine ». Expérimentée sur plusieurs territoires pilotes de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) entre 2018 et 2020, elle se généralise aujourd’hui également chez les mineurs. Entré en vigueur en 2021, le Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) l’intègre en différents endroits : en tant que principe général, et aux articles L. 13-4, de manière autonome à la procédure sur le modèle de l’article 10-1 du Code de procédure pénale (CPP), et L. 112-8, intégrée aux modules de réparation pénale.

Cette recherche s’est donné pour but de comprendre et de documenter le fonctionnement de la justice restaurative en France, dans sa triple dimension de politique publique menée par le gouvernement et l’institution judiciaire, de processus mobilisant des professionnel·les et des bénévoles, et de pratiques engageant les justiciables. Elle entend cerner les effets de différentes formes de dispositifs sur les participant·es (personnes victimes et personnes auteurs, leurs proches, leurs familles et, plus largement, leur environnement social). D’une part, elle permet de faire avancer la réflexion sur les méthodes d’évaluation, à partir d’une discussion approfondie de la littérature internationale et des premières évaluations produites localement qui met en évidence la diversité des protocoles évaluatifs, leurs soubassements théoriques, leurs apports et leurs limites comparés. D’autre part, elle fait le pari de produire, avec les outils ordinaires des sciences sociales et une épistémologie de recherche fondamentale, des résultats originaux sur ce qu’il se passe à l’intérieur même des dispositifs de justice restaurative les plus répandus en France et sur leurs effets sur les participant·es.

La recherche s’inscrit dans la continuité des travaux amorcés par les différents partenaires du projet qui sont à la fois chercheur·ses et praticien·nes, mais également chercheur·ses non praticien·nes issu.es de disciplines variées (droit, criminologie, psychologie, sociologie, science politique). Nous avons toutefois innové en faisant dialoguer des praticien·nes, des acteur·rices et des chercheur·ses qui ne partagent pas tous les mêmes positionnements et points de vue. Ce dialogue s’est principalement ancré dans des ateliers de réflexion conjoints sur l’évaluation des dispositifs de justice restaurative, mais également dans la pratique. En effet, une part de l’enquête de terrain – les focus groups – a directement associé des chercheur·ses du CNRS, des institutions spécialisées que sont l’École national de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) et l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) et des associations spécialisées que sont l’Association de recherche en criminologie appliquée (ARCA) et l’Institut français pour la justice restaurative (IFJR).

La suite de l’enquête, menée entre 2022 et 2023 en collaboration avec d’autres chercheuses (Émeline Fourment, Johanna Lauret), a consisté en une série d’observations directes et d’entretiens semi-directifs. Nous avons observé des mesures en situation (rencontres entre groupes d’auteurs et de victimes, médiations, pratiques restauratives) et produit tout un travail en amont (réunions des groupes-projets, comités de pilotage avec les juridictions, événements de sensibilisation, etc.). Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs avec des participant·es (auteurs et victimes) et des encadrant.es (animateur·rices, coordinateur·rices, accompagnant. es, membres de la communauté), sur cinq terrains disséminés en France. Un terrain supplémentaire a également été mené pour approfondir notre compréhension de la justice restaurative en France en tant que politique publique et l’articuler à nos observations sur le terrain (observation de la journée de lancement de l’expérimentation nationale à la cour d’appel d’Aix-en-Provence, échanges avec des représentants du ministère de la Justice, entretiens avec des membres des directions ministérielles investies dans la justice restaurative). Sur ces bases, ce rapport dresse le portrait d’une justice restaurative fragile, voire fragilisée, à l’échelle nationale, mais active sur certains territoires bien délimités localement. Il voit à travers la justice restaurative une forme de reconnexion, certes limitée, des participant·es avec l’État – un État qui donne du temps, de l’écoute, de la reconnaissance, une aide pratique, à des personnes qui en étaient éloignées et ont souvent été éprouvées par l’expérience de la justice pénale. Les contenus et effets des mesures, longuement décrits en partie 4, restent disparates. Néanmoins, le rapport donne à voir certains traits communs, dont notamment les effets systématiquement produits (au moins à court terme) sur l’estime de soi et les sociabilités des individus qui y participent, autant que sur celles des personnes qui les mettent en œuvre.

Cette recherche est issue de l’appel à projet lancé en 2019 sur le thème : Justice restauratrice et la place de la société civile dans l’exercice de la Justice

English version below / Résumé en anglais

While its international development dates back to the 1990s, restorative justice has been gaining popularity in France for less than a decade. First experimented in the field of adults (at the Poissy central prison, in 2010), then enshrined in the common law system in 2014, it is now, under various aspects, in a phase of generalization throughout the national territory. In normative terms, Law no. 2014-896 of August 15, 2014 and the dedicated circular of March 15, 2017 were the first to enable offenders and victims to be offered a « restorative justice measure », « on the occasion of all criminal proceedings and at all stages of the proceedings, including during the execution of the sentence ». Tried out in several pilot territories of the Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) between 2018 and 2020, it is now also becoming widespread among minors. Coming into force in 2021, the Code of Juvenile Criminal Justice (CJPM) incorporates it in various places: as a general principle, and in articles L. 13-4, autonomously to the procedure on the model of article 10-1 of the Code of Criminal Procedure (CPP), and L. 112-8, integrated into criminal reparation modules. The aim of this research is to understand and document the operation of restorative justice in France, in its threefold dimension of public policy led by the government and the judicial institution, of processes mobilizing professionals and volunteers, and of practices involving those subject to trial. It aims to identify the effects of different types of system on participants (victims and offenders, their families and friends and, more broadly, their social environment). On the one hand, it advances thinking on evaluation methods, based on an in-depth discussion of international literature and the first evaluations produced locally. This highlights the diversity of evaluation protocols, their theoretical underpinnings, and their comparative contributions and limitations. On the other hand, this research has taken up the challenge of producing, with the ordinary tools of the social sciences and an epistemology of fundamental research, original results on what happens inside the most widespread restorative justice schemes in France, and on the effects of the latter on their participants. The research continues the work begun by the various project partners, who are both researchers and practitioners working across the country, as well as non-practitioner researchers from a variety of disciplines (law, criminology, psychology, sociology, political science). It represents a major innovation, however, in that it brings together practitioners, players and researchers who do not all share the same positions and points of view. This dialogue was mainly rooted in joint workshops on the evaluation of restorative justice schemes, but also in practice. Indeed, part of the fieldwork – the focus groups – directly involved researchers from the CNRS, specialized institutions such as ENPJJ and ENAP, and specialized associations such as ARCA and IFJR. On this basis, this report paints a picture of restorative justice that is fragile, even weakened, on a national scale, but active in certain well-defined local areas. It sees restorative justice as a form of return, albeit limited, of the state – a state that gives time, a listening ear, recognition and practical help to people who were estranged from it. The content and effects of the measures, described at length in part 4, remain disparate. Nevertheless, the report reveals a number of common features, not least the systematic effects (at least in the short term) on the self-esteem and sociability of the individuals who take part, as well as those who implement them.