L’expertise économique dans le droit français de la concurrence. Fortunes et infortunes d’un projet réformateur

Auteur•rice•s

Julie BAILLEUX, Lola AVRIL, Sebastien BILLOWS

Publication

Déc. 2021


Rendre le droit français de la concurrence « plus économique » : tel est le mot d’ordre de réformateurs qui, à partir des années 1990, font irruption dans les organes administratifs et judiciaires chargés d’appliquer ces normes. Notre recherche revient sur la genèse de ce projet réformateur et cherche à en mesurer les conséquences. Pour cela, dans une démarche pluridisciplinaire, nous avons combiné les résultats d’une série d’entretiens, d’une recherche archivistique, d’une analyse quantitative de 1 066 décisions et d’une série d’études de cas juridiques.

Si l’expertise économique irrigue la politique de concurrence française dès la fin des Trente Glorieuses, elle ne s’installe réellement que vers la fin des années 1990, lorsque les cabinets de conseil en économie commencent à se développer. Sollicités par des entreprises accusées d’avoir enfreint le droit de la concurrence, ils sont chargés de démontrer l’innocuité de leurs pratiques. Parallèlement, les juridictions et l’organe qui deviendra l’Autorité de la concurrence commencent à recruter des personnes formées à l’économie industrielle. L’emprise des économistes est toutefois limitée par celle, bien plus étendue, des avocats. Dès les années 1970, le Barreau de Paris s’est mobilisé pour participer à la structuration d’une politique de concurrence encore balbutiante. La profession juridique y voit un moyen d’étendre le marché des services aux entreprises et de concurrencer le monopole du droit public dans le champ émergent de la régulation économique.

La dépendance des économistes vis-à-vis des avocats, et plus largement, la déférence de l’ensemble du milieu vis-à-vis des modes de raisonnement juridiques est visible dans les décisions rendues par l’Autorité de la concurrence et celles des juridictions chargées d’examiner les recours (cour d’appel de Paris et Cour de Cassation). Les tests et les concepts emblématiques de l’approche « plus économique » ne sont présents que dans 5 % des décisions étudiées. Lorsqu’une décision passe en appel, les moyens soulevés renvoient davantage à des points de procédure qu’à des aspects substantiels liés à l’analyse économique. Ces conclusions sont étayées par les quatre études de cas thématiques qui portent sur l’imposition du prix, les échanges d’information, les abus de position dominante non tarifaires et la délimitation du marché pertinent.