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Un nouvel espace de dialogue pour les chercheurs et les professionnels

Interview de Nathalie Fournier de Crouy , fondatrice du  Forum « Université-Justice »

Nathalie Fournier de Crouy , fondatrice du  Forum « Université-Justice »

Espace de dialogue privilégié entre magistrats, chercheurs et enseignants-chercheurs Le Forum « Université-Justice » ouvert depuis janvier 2022 a été imaginé par Nathalie Fournier de Crouy, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine depuis 2017. Cet outil numérique permettant de créer des fils de discussion était jusqu’alors réservé aux seuls magistrats. Cette fois, il devient accessible aux chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires. Un outil utile pour favoriser les échanges entre chercheurs et professionnels, répondant aux mêmes préoccupations que l’IERDJ, telles le décloisonnement et le partage des savoirs. Décryptage par Nathalie Fournier de Crouy, à l’origine de cette inititiative.

LLH : À quels objectifs répond le projet de Forum Université-Justice ?

Nathalie Fournier de Crouy : Le Forum « Université-Justice » offre un espace de dialogue privilégié entre magistrats, chercheurs et enseignants-chercheurs qui poursuit trois objectifs :

Tout d’abord développer une « recherche appliquée » en droit. La finalité de ce Forum est scientifique et vise à promouvoir une « recherche appliquée » c’est-à-dire une recherche empirique et ancrée dans la réalité judiciaire d’une part et une recherche orientée vers les besoins de la justice d’autre part. L’expérience des magistrats est essentielle à toute réflexion sur le droit et la justice, leur participation au débat scientifique est donc nécessaire tout en étant compatible avec leurs obligations déontologiques[1].

Ainsi grâce à ce Forum, les magistrats pourront émettre des besoins de recherche doctrinale sur des problématiques qu’ils rencontrent et prendre part au débat scientifique. De même, les chercheurs pourront confronter leurs hypothèses et résultats de travaux à l’expérience de terrain des magistrats ou orienter une étude vers un besoin formulé par ces derniers.

Ensuite mieux diffuser la connaissance : tout chercheur a l’obligation de valoriser les résultats de la recherche au service de la société[2]. À ce titre, ce Forum permettra aux chercheurs de diffuser des résultats de travaux de recherche, des outils d’observation des litiges qu’ils auront créés dans un contentieux particulier[3], des savoirs techniques de pointe qui pourraient intéresser les magistrats. Ainsi, en étant un moyen de diffusion de la connaissance des chercheurs, ce Forum peut devenir un outil de formation continue des magistrats.  

Enfin, stimuler une synergie créative entre acteurs et observateurs de la justice : ce Forum vise à instituer une collaboration naturelle et spontanée entre chercheurs et magistrats qui puise sa légitimité dans une communauté de valeurs déontologiques. Impartialité, objectivité, recherche de la vérité, progrès de la condition humaine sont autant de valeurs et d’objectifs intrinsèques aux missions du magistrat[4] et du chercheur [5]. De cette collaboration entre acteurs et observateurs de la justice, nous espérons créer une synergie créative entre jurisprudence et doctrine pour faire avancer le droit et la justice, indépendamment du processus législatif et du pouvoir politique.

LLH : Comment fonctionne-t-il ? Qui peut y accéder et comment ?

Nathalie Fournier de Crouy : Pour l’heure, le Forum consiste en une liste de discussion hébergée par l’Association Thémis-Home créée par M. François Staechelé, magistrat honoraire. Il s’agit d’un outil numérique utilisé par les magistrats depuis vingt-cinq ans, mais qui leur était jusqu’alors réservé. Cet outil présente l’avantage de la simplicité : tout abonné peut créer un fil de discussion en écrivant un email à l’adresse de la liste « Universite-justice@themis-home.fr ». Ainsi, chaque abonné peut accéder à toutes les discussions y compris à celles antérieures à sa connexion au Forum (en consultant les archives de la liste dans son espace membre).

Pour s’abonner à cette liste, il suffit d’aller sur la page d’inscription de l’Association Thémis-Home (http://themis-home.fr/inscription.html) de choisir la liste Université-Justice (exclusivement) en cliquant dans la case en regard et de remplir le formulaire en bas de page. Seules les adresses administratives (de l’université, cnrs.fr ou justice.fr) seront admises pour des raisons de sécurité. Après vérification de votre identité, l’administrateur vous acceptera sur la liste et vous serez en mesure de provoquer une discussion ou de vous joindre à une autre, le tout dans le respect de la Charte d’utilisation.

L’objectivité et l’impartialité étant des conditions indispensables à la participation des magistrats et à la crédibilité de ce Forum, nous avons choisi de n’accepter que des magistrats (ordre judiciaire ou administratif) et des chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires (maître de conférences, professeurs d’université, chercheurs CNRS). En outre, les chercheurs qui exerceraient par ailleurs une activité libérale, devront déclarer tout conflit d’intérêts avant d’entrer dans une discussion et s’engagent à se déporter de tout débat dans lequel ils ne seraient pas en mesure de garantir une objectivité scientifique. Si vous êtes confronté à un problème technique, une seule adresse  : themis-owner@themis-home.fr

Ce Forum pluridisciplinaire est un moyen simple de mettre à disposition des magistrats des savoirs multiples, afin de nourrir et inspirer leurs pratiques judiciaires et leur pouvoir prétorien.

LLH : Vous souhaitez mobiliser de nombreuses disciplines universitaires, les échanges ne concernent-ils pas avant tout le droit ?

Nathalie Fournier de Crouy : En effet, ce Forum vise naturellement les spécialistes du droit (sections CNU 01,02, 03), mais aussi les chercheurs d’autres disciplines dont les travaux peuvent avoir des répercussions importantes sur l’interprétation de la loi, l’évolution du droit et le bon fonctionnement de la justice. 

La dimension pluridisciplinaire de ce Forum est un objectif qui m’est cher. Dès mon doctorat, c’est dans des sources hors du droit, en économie et en sciences comportementales que j’ai trouvé des éléments de compréhension et des remèdes au phénomène que j’étudiais « la faute lucrative ». Les travaux en psychologie comportementale sur l’homo oeconomicus m’ont aidé à « me mettre dans la tête » d’un « col blanc » pour comprendre sa logique, ses motivations et son rapport à la loi. Et c’est grâce au modèle économique de la dissuasion de Gary Becker, une formule mathématique simple et logique, que j’ai pu identifier en droit procédural et en droit substantiel des leviers juridiques pour déjouer une stratégie de contournement du droit. J’ai également réalisé que face à une nouvelle problématique, la loi ancienne pouvait suffire, à condition de l’interpréter autrement. Nul besoin d’une nouvelle loi pour répondre à un nouveau problème, le droit positif a des ressources qu’une démarche scientifique peut mettre en lumière. L’intervention du juge est alors indispensable pour concrétiser un progrès du droit. La reconnaissance judiciaire du préjudice écologique dans l’affaire Erika en est un exemple topique.

Ce Forum pluridisciplinaire est un moyen simple de mettre à disposition des magistrats des savoirs multiples, afin de nourrir et inspirer leurs pratiques judiciaires et leur pouvoir prétorien.

Aujourd’hui, j’ai la conviction que le décloisonnement des savoirs permet d’aller plus loin dans la compréhension de l’humain, de ses comportements face aux phénomènes de notre temps, et in fine dans la recherche de l’équilibre pacificateur des droits et libertés.

j’ai ressenti l’envie forte de créer une interface de dialogue et de réflexion associant les acteurs et les observateurs et de la justice pour leur permettre d’imaginer ensemble, le droit et la justice de demain. J’espère que ce Forum incitera le public qu’il vise à mieux se connaître et à coopérer davantage.

LLH : Comment souhaitez-vous créer des partenariats avec les juridictions ?

Nathalie Fournier de Crouy : Ouvert depuis janvier 2022, le Forum Université-Justice compte déjà 140 membres, parmi lesquels des universitaires de vingt universités différentes et des magistrats de juridictions françaises variées, exerçant des fonctions diverses.

Grâce à l’élan du Forum numérique, nous envisageons d’ancrer cette collaboration à l’échelle locale dans la mise en place et/ou le déploiement de « partenariat juridictions-unités de recherche ou université ». Actuellement, nous mobilisons des magistrats et universitaires « référents », volontaires et membres du Forum pour identifier des besoins spécifiques des juridictions et de leurs acteurs et les ressources disponibles dans les unités de recherche locales.

Ces partenariats peuvent porter sur des propositions de séminaire ou colloque sur un thème choisi par les magistrats, sur la création d’unités mixtes d’observation des pratiques judiciaires associant chercheurs (éventuellement étudiants de master ou doctorants) et magistrats. Mais tout est possible, il suffit d’échanger et d’imaginer ensemble un progrès, petit ou grand.

Ainsi, en reliant mes activités de recherche (fondamentale et appliquée), d’enseignement (généraliste et de spécialité) à mes expériences en milieu judiciaire et mes activités citoyennes (milieu artistique et pénitentiaire), j’ai ressenti l’envie forte de créer une interface de dialogue et de réflexion associant les acteurs et les observateurs et de la justice pour leur permettre d’imaginer ensemble, le droit et la justice de demain. J’espère que ce Forum incitera le public qu’il vise à mieux se connaître et à coopérer davantage.


[1] Art. 8 de l’ordonnance statutaire n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Tout magistrat peut se livrer à une activité scientifique, sans autorisation préalable dès lors qu’il respecte les secrets professionnels en lien avec ses fonctions.

[2] Article L. 112-1 du Code de la recherche.

[3] Observatoire des recours collectifs créé par Maria-José Azar-Baud, MCF-HDR Université Paris Sud ; CERCLAB, observatoire des clauses abusives créé par M. Xavier Henry, Professeur à l’Université de Lorraine.

[4] Ordonnance statutaire précitée et Recueil des obligations déontologiques des magistrats, en ligne : http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/publications/recueil-des-obligations-deontologiques

[5] Art. L. 211-1 du Code de la recherche