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Répartir les effectifs des juridictions au plus près des besoins de justice locaux

L’IERDJ a publié en 2023 un appel à projets de recherche sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à sa mission de structuration et de stimulation d’un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’Institut accompagne cette démarche de recherche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux de nature à documenter ce champ d’étude et à susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.

La cinquième séance de notre cycle d’ateliers sur les « besoins, demandes et attentes de justice » s’est tenue le 6 février 2024 dans les locaux de l’IERDJ. Nous recevions Aurélie Grenot-Devedjian, magistrate, cheffe du pôle de l’évaluation et de la prospective de la Direction des services judiciaires du Ministère de la justice, et Barbara Rocha Mariano, statisticienne et adjointe à la cheffe du pôle de l’évaluation et de la prospective.

Elles ont présenté lors de cet atelier les travaux conduits par la Direction des services judiciaires pour parvenir, dans une approche pluridisciplinaire, à mi-chemin entre statistique, approche « métier » et littérature pertinente, à une répartition des effectifs supplémentaires de magistrats, greffiers et attachés de justice autorisés par la programmation quinquennale en prenant en compte la réalité des territoires et des besoins de justice à l’échelle des cours d’appel.

Dans quel contexte et dans quelle temporalité la direction des services judiciaires s’est-elle attachée à repenser la répartition des effectifs des juridictions au regard des besoins et demandes de justice locaux ?

Aurélie Grenot-Devedjian : Comme chacun sait, la loi d’orientation et de programmation de la justice 2023-2027, -promulguée le 20 novembre 2023-, a acté une hausse inédite des moyens humains de la justice ; des recrutements dont la promesse obligeait à réfléchir en amont à une méthode de répartition équitable à l’aune des besoins de justice sur l’ensemble du territoire national, tout en s’inscrivant dans la stratégie de renforcement de la déconcentration. Je précise que l’enjeu n’était pas de mesurer les effectifs « nécessaires », dont la détermination fait l’objet d’autres outils développés par la DSJ, mais de jauger du besoin « relatif » de chaque cour d’appel dans la limite de l’enveloppe budgétaire disponible. Pour déterminer les besoins de justice, qui renvoient principalement à la notion de risques sociaux au sens où l’entend l’INSEE, nous sommes partis de la réflexion conduite par l’IERDJ mais également des référentiels de l’inspection générale de la Justice qui nous ont conduit à croiser des indicateurs d’activité à des indicateurs territoriaux.  

Le calendrier législatif imposait des délais contraints. Aussi, après une première note de cadrage ciblant les indicateurs et sources qui nous semblaient pertinents assortis d’un embryon de méthode qui fut discuté au sein de la direction en mars 2023, nous avons produit dans la foulée une étude interne très étoffée à la demande des directeurs qui nous ont suivies tout au long du processus. Nous avons ensuite affiné les travaux au gré des points d’étape réalisés tous les mois avec les différentes sous-directions concernées qui nous ont fourni les données d’activité et RH nécessaires. La consultation, en bout de course, de Yannick Meneceur, magistrat détaché au Conseil de l’Europe et des conférences des chefs de cour nous ont permis de stabiliser les travaux et de présenter une version finalisée en juin 2023.

Cette méthodologie novatrice pour les services judiciaires a nécessité une phase pédagogique de communication auprès de notre réseau que nous avons pu mener avec le plein soutien de du directeur des services judiciaires et de son adjoint, Messieurs Paul Huber et Roland de Lesquen. Les indicateurs ont pu être questionnés et expliqués, la méthodologie appréciée, en indiquant tout ce qu’elle peut offrir de prévisionnel. Nous avons ainsi pu, je le crois, gagner la confiance du réseau judiciaire, gage de réussite du projet et d’acceptabilité de la méthodologie.

Le garde des Sceaux a annoncé publiquement le 31 août 2023 à Colmar la première répartition des recrutements de 10 000 personnels de justice supplémentaires d’ici 2027, dont, pour les services judiciaires, 1 500 magistrats et 1800 greffiers supplémentaires, ainsi que 1 100 attachés de justice en poste dans les tribunaux judiciaires et cours d’appel à l’horizon 2025*.

Dans le prolongement de ces annonces, les tenants et aboutissants de la méthodologie ont été explicités aux organisations syndicales de magistrats et de greffiers, à la CNPR et à la CNPTJ. Elle a fait l’objet du webinaire inaugural de la DSJ, en novembre 2023 en présence de Paul Huber, directeur des services judiciaires. *Le 28 mars 2024 à Annecy, le garde des Sceaux a détaillé la répartition, juridiction par juridiction, des recrutements supplémentaires qu’il avait annoncés le 31 août 2023 à Colmar

Quelle méthodologie avez-vous plus précisément adoptée afin de procéder à la répartition de ces effectifs ?

Aurélie Grenot-Devedjian : Nous avons bâti ex nihilo une méthodologie multifactorielle, qui se devait d’être robuste au vu des enjeux d’où l’opportunité d’une dimension scientifique, en comblant ce qui constituait jusqu’ici un angle mort dans la localisation des ressources, à savoir la prise en compte du profil territorial des ressorts.

La méthodologie mise en œuvre repose in fine sur la combinaison inédite d’un modèle statistique éprouvé, confronté à de littérature pertinente  -institutionnelle comme issue de la recherche- et irriguée par une approche « métier »  : le choix des catégories d’emploi concernées, celui des indicateurs d’activité, la détermination de la part d’effectifs allouée à l’ensemble Outre-Mer, la résorption de la vacance d’emploi préalable à l’utilisation de la statistique constituent autant d’arbitrages qui n’ont pas fait appel aux mathématiques!

Barbara Rocha Mariano : Nous avons eu recours à une logique statistique à plusieurs étapes de la construction de la méthode car il était essentiel de sortir de la simple intuition et de s’appuyer sur une méthode solide venant des mathématiques. Nous avons donc utilisé l’algorithme d’analyse en composantes principales (ACP). Il ne s’agit pas d’intelligence artificielle à proprement dit, mais de statistique avancée. Ce choix s’est fait en raison des qualités de synthèse d’une base diffuse de données quantitatives et inhérente à cette méthode très utilisée en sciences sociales.

Nous avons ensuite confronté les résultats ainsi obtenus « par la machine » à la littérature pertinente comme déjà expliqué. Je précise que nous n’avons produit aucune donnée mais utilisé les données existantes répondant à l’impératif de fiabilité.

Qu’est-ce qui vous a conduites à retenir une telle approche pluridisciplinaire ?

Aurélie Grenot-Devedjian : L’approche pluridisciplinaire est prescrite par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), qui préconise d’impliquer juges et professionnels de la donnée dans la construction des outils d’allocation des moyens. Parce que la méthodologie en construction allait nécessairement avoir des répercussions sur la qualité de la réponse judiciaire, nous nous sommes appuyées sur les principes promus par la CEPEJ dont le principe de sécurité déjà évoqué qui commandait d’utiliser des données fiables et le principe de transparence qui obligeait à documenter nos travaux. Le principe de maîtrise de l’outil par l’utilisateur induisait enfin un maintien de l’outil aux mains de la centrale.

Quels paramètres avez-vous concrètement pris en compte ?

Barbara Rocha Mariano : S’agissant de l’échelon retenu, nous avons opté pour celui de la cour d’appel pour s’inscrire dans le contexte du renforcement de la déconcentration tel qu’engagé en matière de ressources humaines.  

Aurélie Grenot-Devedjian : S’agissant de la détermination des enveloppes d’effectifs à répartir nous avons préalablement prélevé 10 % des nouveaux effectifs de magistrats, avec en regard, la constitution d’un vivier de 300 greffiers créé de facto lors de l’annonce des 1800– et non plus 1500- greffiers au terme du processus législatif. Ces effectifs ont été « mis de côté » de façon à pouvoir faire face ultérieurement aux futures politiques publiques et abonder les spécificités structurelles non capturées par le modèle statistique.

Il a par ailleurs été retranché du nombre de magistrats et greffiers à répartir par le biais de l’outil statistique, la vacance de poste au 1er janvier 2023 au sein de chaque cour d’appel afin d’assurer une égalité de traitement entre les structures.

Je précise, à toutes fins, que nonobstant ces opérations, le total des arrivées au sein des juridictions ne s’en trouvait pas pour autant diminué.

Barbara Rocha-Mariano : S’agissant des indicateurs mobilisés, nous avons privilégié une approche globale sans entrer dans le détail de chaque contentieux. Nous avons mobilisé des indicateurs de deux ordres, d’activité et territoriaux.

Pour les indicateurs d’activité, nous avons retenu le volume moyen annuel d’affaires nouvelles civiles et pénales, en première instance, sur la période comprise entre 2012 et 2022, ainsi que la durée moyenne de traitement des affaires civiles et pénales, en première instance, sur la même période.

Pour les indicateurs territoriaux, nous avons présélectionné une trentaine d’indicateurs socio-économiques et démographiques à l’aide du Référentiel territorial justice de l’IGJ qui nous paraissaient les plus pertinents au regard de trois critères cumulatifs : l’échelle du besoin de justice au niveau macro ; l’existence de données disponibles et fiables, retraitées à l’échelle des cours d’appel ; et l’existence d’un lien marqué avec l’activité juridictionnelle, pour finalement restreindre la liste à dix indicateurs.

Chaque corrélation statistique a été corroborée par de la littérature pertinente. A titre d’illustration, l’existence d’une corrélation quasiment parfaite entre la population et l’activité civile des juridictions du ressort de chaque cour démontrée par la statistique l’est aussi par des études sociologiques.

 Quel type d’indicateurs territoriaux avez-vous ainsi retenus pour permettre la meilleure répartition possible des effectifs au regard des besoins de justice locaux ?

Barbara Rocha Mariano : Si l’on dresse un panorama des indicateurs territoriaux retenus, cinq blocs se dégagent. Tout d’abord, les indicateurs démographiques incluant la population du ressort complétée par la densité de ladite population ainsi qu’un critère prospectif, l’évolution de cette population sur la période 2023-2040. Ensuite, des indicateurs sociaux, notamment la part de la population dans le parc locatif social qui permet d’identifier les bassins de population dont les conditions de vie recèlent une potentielle vulnérabilité socio-économique et la part des ménages comportant des enfants de moins de 18 ans, d’une portée plus large que la part de familles monoparentales. Nous avons également retenu des indicateurs économiques tels que le niveau de vie médian, le rapport interdécile qui met en évidence les inégalités de niveaux de vie ainsi que la part de la population à très haut revenu à l’origine de dossiers longs et complexes d’une dimension qui varie selon les bassins de population des territoires concernés. La délinquance a été prise en compte à travers le total des crimes et des délits enregistrés entre 2016 et 2022. Enfin, l’offre de professionnels du droit, et précisément le nombre d’avocats, très disparate sur le territoire, est apparue très fortement corrélée à l’activité juridictionnelle.

Pourquoi avez-vous procédé à un traitement spécifique à l’outre-mer ?

Aurélie Grenot-Devedjian : Parce que la singularité de ces territoires, leur masse critique et la disponibilité des données statistiques obligent à un traitement différencié, nous avons ajusté la liste des indicateurs territoriaux pour les cours ultramarines. Ainsi, à titre d’exemple, compte tenu des données disponibles, nous avons dû écarter la densité qui n’apparaissait pas pertinente.

Barbara Rocha Mariano : Je précise que nous avons par conséquent été contraintes à construire deux modèles d’ACP distincts pour ne pas pénaliser les territoires ultramarins. Une fois déterminée la part à allouer à l’outre-mer, fixée à 5 % du total des effectifs localisés en 2022, nous avons imbriqué ces deux répartitions.

A partir de l’ensemble des indicateurs retenus, comment êtes-vous parvenues à la répartition finalement arrêtée ?

Barbara Rocha Mariano : Une fois la liste de l’ensemble des indicateurs figée, nous avons fait application de la démarche statistique. L’analyse en composantes principales permet, dans un premier temps, de pondérer les indicateurs entre eux, de synthétiser quatorze axes retenus en un chiffre unique, puis de ventiler entre les 36 cours les enveloppes d’effectifs pour chacune des catégories d’emploi. Au final, nous n’aboutissons pas à une répartition « en chiffres absolus » des effectifs, mais à une répartition relative exprimée en pourcentage d’allocation des effectifs, qui, multiplié par l’enveloppe d’effectifs disponible, permet de déterminer la cible pour chaque cour d’appel et chaque catégorie d’emploi.

Aurélie Grenot-Devedjian : Une fois « les cibles » calculées pour chaque cour d’appel, la mission du PEP touchait à sa fin. Il revenait ensuite aux chefs de cour, dans une logique actée de déconcentration, de projeter, au sein de leurs ressorts (tribunaux judiciaires comme cours d’appel) les effectifs qui y étaient octroyés grâce à la connaissance fine qu’ils ont du territoire, et donc avec un prisme très qualitatif. Ces projections devaient respecter les orientations définies par le garde des Sceaux que sont la focale portée sur la première instance, dont au premier chef les fonctions spécialisées en tension, le renforcement des petits parquets, la prise en compte de la hausse de l’activité en fonction de la création d’un centre pénitentiaire ou d’un centre de rétention administrative, et un ratio cible moyen – pour ces seuls nouveaux effectifs- de 70 % pour le siège et de 30 % pour le parquet.

Les projets de répartition des chefs de cour ont été discutés avec les sous-directions en charge des RH et de la performance pendant les dialogues de gestion annuels qui se sont tenus sur ce format rénové à compter du mois de novembre 2023.

A partir de vos travaux et de votre expérience, quelles seraient selon vous les perspectives de recherche à privilégier pour améliorer les connaissances sur les « besoins, demandes et attentes de justice » ?

A deux voix : L’ADN du PEP de la DSJ repose sur la détermination des besoins de justice, en croisant les données d’activité avec le profil des territoires de justice qu’il s’attache à brosser dans une logique régionale.  

Il est crucial de continuer à affiner et actualiser ces portraits, à l’aune des évolutions sociétales et démographiques. A ce titre, le pôle cherche désormais à évaluer les incidences du vieillissement de la population sur les contentieux civils qui impacteront nécessairement l’organisation des juridictions que la DSJ a pour mission d’accompagner.

Propos recueillis par Florence Noire et Harold Epineuse