Entre 2021 et 2024, une équipe de recherche réunissant une vingtaine de chercheurs en droit et en économie a travaillé sur le rôle du droit économique dans la transition écologique. Il en est résulté notamment un rapport sur « La Transformation écologique du droit économique » qui vient d’être publié, avec le soutien de l’Ademe (Agence de la transition écologique) et l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice sous la coordination de Aude-Solveig Epstein qui y expose ici les grandes lignes de ce rapport.

Pour que le droit de l’environnement gagne en ambition, il faut que le droit économique soutienne largement la demande de produits plus durables et décourage avec fermeté les investissements dans les activités non durables.

Il faut s’émanciper du mythe qui voue les grandes entreprises au seul enrichissement des actionnaires. Il est essentiel d’assumer que le droit économique concourt à transformer les préférences des acteurs économiques et, par-là, à transformer nos sociétés.

À l’heure où certains États dans le monde paraissent choisir la voie d’une dérégulation débridée, l’Europe doit profiter de l’occasion pour promouvoir, au contraire, une forme de régulation innovante, qui ne se borne pas à imposer de l’extérieur des contraintes aux opérateurs économiques, mais qui, au contraire, prend directement l’activité économique comme objet .

Pour quelle raison jugez-vous nécessaire de transformer le droit économique ?
Les dommages à l’environnement trouvent majoritairement leur origine dans des transactions économiques. Organiser la transition écologique implique donc une transformation corrélative des règles qui organisent et structurent les activités économiques. Certains pensent que c’est la responsabilité du seul droit de l’environnement de changer la donne. Cependant, tant qu’une réforme en profondeur du droit économique n’aura pas lieu, le droit de l’environnement restera très en-deçà de ce qui est nécessaire pour assurer la transition écologique. Pour que le droit de l’environnement gagne en ambition, il faut que le droit économique soutienne largement la demande de produits plus durables et décourage avec fermeté les investissements dans les activités non durables. Sans quoi, les “contraintes écologiques” seront remises en question au moindre retournement de la conjoncture économique.
Depuis quelques années, on a pu observer une tendance au “verdissement” dans différents domaines du droit économique. Cependant, la mutation en cours est sans doute restée trop timide. Du droit des sociétés au droit financier en passant par le droit de la concurrence et le droit international économique, le droit économique s’est trop souvent borné à encadrer les initiatives volontaires des opérateurs en matière de durabilité et à exiger un surcroît de reporting. La qualité écologique n’est pas (encore) devenue une condition de succès économique et financier. Typiquement, les normes comptables restent largement indifférentes à l’empreinte écologique de l’entité, la rémunération des dirigeants des grands groupes n’a pas à être corrélée à des critères de durabilité, les produits remplissant des fonctions équivalentes sont présumés similaires malgré leurs incidences très disparates sur les milieux, etc.
D’un point de vue technique, le principe d’intégration tel qu’on le rencontre en droit de l’environnement et l’objectif de bon fonctionnement des marchés, qui oriente le droit économique, peuvent servir de “porte d’entrée” à une écologisation plus en profondeur de ce dernier. Des obstacles existent mais ils sont principalement politiques et méthodologiques, et non pas juridiques. Notre rapport fait le point sur ces obstacles et identifie différentes manières de les surmonter.
Votre rapport formule 79 propositions de réforme, dans les domaines les plus divers du droit économique. Lesquelles vous semblent prioritaires ?
Il n’est pas évident d’identifier les priorités, dans la mesure où il y a une cohérence du droit qui organise et encadre les activités économiques. Le rapport montre combien la transition écologique suppose des réformes d’ordre différent – changer des règles, des principes, des procédures – dans divers domaines. C’est l’un de ses atouts que de rendre compte des ponts et des rapports d’interdépendance qui existent entre des voies de réforme disséminées à travers l’échiquier juridique. Cela étant dit, le rapport braque tout de même les projecteurs sur trois séries de réforme.
La première vise à mettre la gouvernance des grandes entreprises en cohérence avec l’objectif de transition écologique, ce qui implique d’ajuster les règles qui orientent l’action des dirigeants, des actionnaires et des parties prenantes (normes comptables, rémunération des dirigeants et des gestionnaires d’actifs, devoir fiduciaire des investisseurs institutionnels et des gestionnaires d’actifs, responsabilité des actionnaires de contrôle, légitimité des représentants des parties prenantes, etc.). Des mesures de transition sont prévues afin de favoriser la résilience des entreprises concernées. Par exemple, le rapport préconise la mise en place d’une procédure de sauvegarde environnementale. Il s’agit de laisser aux entreprises, qui seraient mises en difficulté financière par les nouvelles normes comptables, le temps d’organiser la redirection écologique de leur activité.
La seconde série de réformes est destinée à lever un certain nombre d’obstacles méthodologiques à l’écologisation de la gouvernance des grandes entreprises et des marchés. Le plus important tient, au fond, à la complexité qu’induit le passage d’un système où les décideurs économiques (dirigeants d’entreprise, régulateurs, etc.) sont censés poursuivre un intérêt conçu comme strictement économique à un système où on attend d’eux qu’ils arbitrent entre des enjeux économiques, sociaux et écologiques. Ce problème existe, mais des solutions peuvent être trouvées, y compris à travers une participation des parties prenantes mieux pensée et adossée à un cadre légal qui en garantisse la légitimité. L’effectivité et l’acceptabilité de ces solutions dépendent notamment de la temporalité de leur mise en œuvre et de l’évolution déjà évoquée de la gouvernance des entreprises.
Enfin, un troisième axe de réforme vise un certain nombre de croyances dont l’enracinement dans les esprits bloque la transition écologique. Il faut s’émanciper du mythe qui voue les grandes entreprises au seul enrichissement des actionnaires. Il convient aussi de prendre ses distances avec le paradigme concurrentiel lorsque la coopération entre plusieurs entreprises permet, seule, d’accélérer la transition écologique. Il est enfin essentiel d’assumer que le droit économique concourt à transformer les préférences des acteurs économiques et, par-là, à transformer nos sociétés.
L’Union européenne est en train de faire machine arrière en matière de reporting durabilité, de devoir de vigilance des entreprises, de lutte contre la déforestation… Cette évolution contredit-elle les pistes et les diagnostics établis dans le rapport ?
La législation en matière de gouvernance d’entreprise durable a évolué ces dernières années avec rapidité, mais sans clarté sur les objectifs poursuivis ni étude rigoureuse de ses conséquences au triple plan économique, social et écologique. La volte-face actuelle peut être salutaire si elle favorise un cadre normatif mieux fondé, plus simple et plus efficace de ce triple point de vue. Le rapport fournit des orientations à cette fin, par exemple en insistant sur la situation particulière des grandes entreprises ou sur les risques de dérive bureaucratique de la législation sur le reporting.
Cela étant, comment ne pas être frappé par la mauvaise foi d’un certain nombre de porte-paroles des grandes entreprises qui invoquent aujourd’hui la complexité du cadre légal et la défense des petites et moyennes entreprises (PME) afin d’enterrer des législations qu’ils ont eux-mêmes validées et dont les grandes entreprises ont, qui plus est, les moyens d’atténuer les conséquences financières pour leurs partenaires qui sont des PME ?
Si les pouvoirs publics se contentent de démanteler les législations sur la gouvernance d’entreprise durable, ils risquent, au nom de la compétitivité, d’enterrer par la même occasion les progrès susceptibles d’être réalisés grâce à ces législations sur les modes de gouvernance de la transition écologique, ne laissant subsister comme des options crédibles que les approches les plus autoritaires. À l’heure où certains États dans le monde paraissent choisir la voie d’une dérégulation débridée, l’Europe doit profiter de l’occasion pour promouvoir, au contraire, une forme de régulation innovante, qui ne se borne pas à imposer de l’extérieur des contraintes aux opérateurs économiques, mais qui, au contraire, prend directement l’activité économique comme objet et laisse à ces opérateurs une part d’initiative pour atteindre les objectifs que le système juridique leur fixe, en termes d’ailleurs très ouverts. Bien loin de nuire à leur compétitivité, cette régulation est de nature à la renforcer lorsque, demain, les errements de la dérégulation auront démontré leur nocivité pour le système économique et la société tout entière.
Par Aude-Solveig Epstein (Maîtresse de conférences, Université Paris Nanterre/NYU Abu Dhabi), Gilles J. Martin (Professeur émérite, Faculté de droit de l’Université Côte d’Azur), Marie-Alice Chardeaux (Maîtresse de conférences HDR, Faculté de droit de l’Université Paris-Est Créteil)
Site Internet de l’équipe de recherche : https://eco-logic.law/
Lire le rapport « La Transformation écologique du droit économique »