Face à des parcours de vie fragilisés, les juges mobilisent de plus en plus la notion de « vulnérabilité » pour renforcer la protection des droits fondamentaux. Mais que recouvre réellement ce terme ? Et comment est-il utilisé dans les décisions de justice ? Une équipe de chercheuses, soutenue par l’IERDJ, a mené un travail de recherche « La vulnérabilité, nouvel outil pour la promotion de l’effectivité des droits fondamentaux ? » en comparant les jurisprudences française, italienne et européenne afin de mieux comprendre comment cette notion peut devenir un véritable levier pour rendre les droits plus effectifs.

Au terme de notre étude, nous proposons de considérer que la vulnérabilité y désigne ni plus ni moins que l’exposition de l’individu au risque d’atteinte à ses intérêts juridiquement protégés, c’est-à-dire à ses droits.

S’il n’y a donc pas de catégories de personnes vulnérables par essence, la seule exception est sans doute celle des mineurs. La recherche a montré que les mineurs sont les seuls à propos desquels le droit positif – textes ou jurisprudence – tend à présumer la vulnérabilité de façon quasi-irréfragable.

Si la raison première de la montée du paradigme de la vulnérabilité semble être la volonté de garantir l’effectivité des droits des personnes vulnérables, il reste en effet qu’un tel résultat ne se vérifie pas toujours. La notion est porteuse d’ambivalence : le besoin supposé de protection accrue de la personne vulnérable peut paradoxalement conduire à restreindre ses droits.

Votre recherche porte sur la vulnérabilité et la protection des droits fondamentaux des personnes. Pouvez-vous nous expliquer ce choix de sujet et ce qui vous a donné envie de le traiter ?
Notre projet de recherche visait à analyser, selon une approche comparative, la notion de vulnérabilité, telle qu’elle résulte des décisions de justice relatives aux droits fondamentaux de la personne et rendues par les Cours suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État) et les Cours constitutionnelles françaises et italiennes, et par les Cours européennes. L’idée au fondement de notre projet était de savoir si, de l’analyse de la jurisprudence, se dégage une notion partagée de « vulnérabilité », avec des critères communs d’identification, et si ce concept est un levier permettant véritablement de renforcer l’effectivité des droits fondamentaux.
Nous avons décidé de réaliser ce projet à partir d’un double constat. D’une part, le mot « vulnérabilité » est de plus en plus utilisé non seulement dans le langage des autres sciences sociales, telle que la sociologie ou la philosophie politique, mais aussi et surtout dans le langage juridique. Il s’agit d’une expression en pleine expansion dans les textes et dans la jurisprudence français, européens et en droit comparé. D’autre part, les études juridiques sur la vulnérabilité qui, certes, se sont multipliées ces dernières années, se limitent à des secteurs spécifiques (la migration ou les discriminations de genre par exemple), ou à des branches du droit (le droit pénal, le droit civil, le droit public etc.), ou à un sujet donné (vulnérabilité du consommateur, vulnérabilité du patient etc.).
Il faut aussi signaler que ce projet s’inscrivait dans le prolongement d’une recherche collective réalisée dans le cadre de l’appel à projets « QPC 2020 », à l’occasion des dix ans de la Question prioritaire de constitutionnalité. À l’époque, nous avions dressé un bilan de la jurisprudence QPC du Conseil constitutionnel pour ce qui concerne la protection de certaines catégories – prédéfinies à l’avance – de personnes vulnérables, par la confrontation de la protection offerte par le système français de la QPC avec les procédures similaires existant en Italie et en Espagne. Cette première recherche nous avait convaincues de la nécessité d’approfondir l’analyse à l’ensemble de la jurisprudence relative aux droits fondamentaux, sans se cantonner à des catégories prédéfinies de personnes vulnérables, et d’étudier de façon systématique la jurisprudence pour comprendre comment et avec quelles conséquences précises les juges mobilisent le concept de vulnérabilité.
Pourquoi avoir proposé une étude comparative de la jurisprudence entre les cours constitutionnelles et suprêmes italiennes et françaises ?
Pour répondre aux questionnements posés, l’approche comparative, à la fois horizontale (comparaison France – Italie) et verticale (comparaison avec la jurisprudence des Cours européennes) nous a paru indispensable et particulièrement pertinente.
Le choix d’analyser, dans un domaine comme celui de la vulnérabilité, les décisions rendues par les Cours européennes (CEDH et CJUE) allait de soi. Ces Cours sont en effet sensibles à la protection des droits des personnes vulnérables, elle se réfèrent de plus en plus souvent aux situations de vulnérabilité, pour imposer aux États des obligations positives spéciales de protection ou de prévention.
Quant au choix de concentrer la comparaison horizontale sur le système juridique italien, il se fonde essentiellement sur deux raisons. Tout d’abord, la volonté de mener une analyse jurisprudentielle approfondie à l’échelle de toutes les juridictions supérieures (suprêmes et constitutionnelles) impliquait de limiter le nombre de pays retenus. Le choix a donc naturellement été fait de comparer la situation française à celle d’un autre pays dont nous avons une connaissance approfondie du système et avec lequel un réseau de recherche déjà établi pouvait être mobilisé, à savoir l’Italie. Ensuite, la recherche menée dans le cadre du projet « QPC 2020 » a confirmé la pertinence au fond de cette comparaison entre les deux États, qui présentent à la fois des points de convergence importants (comme leur structure juridique et judiciaire, ou les mécanismes de protection des droits fondamentaux mis en place), mais aussi des points de divergence intéressants et significatifs (comme celui concernant le contrôle de conventionnalité des lois, réalisé par les juges ordinaires en France et par la Cour constitutionnelle en Italie).
Que signifie être vulnérable ?
Le terme vulnérable est dérivé du latin, vulnus, qui signifie blessure. Dans le langage commun, être vulnérable signifie « être exposé aux blessures, aux coups » ou encore « qui peut être attaqué ou atteint facilement ». La vulnérabilité renvoie donc au fait d’être exposé à un risque, dont la nature diffère selon le champ du savoir qui mobilise la notion : risque de maladie ou d’autre altération physique ou psychique pour la médecine, de précarité ou « désaffiliation » R. Castel 1 pour la sociologie ; ou encore, de déni de « reconnaissance » A. Honneth2 ou de care pour des auteurs de philosophie contemporaine… La question se posait alors d’identifier à quel risque expose la vulnérabilité du point de vue juridique, ce à quoi le projet de recherche se proposait de répondre en considérant la seule vulnérabilité de la personne humaine (les applications du qualificatif de vulnérable à d’autres objets – territoires, systèmes informatiques ou espèces animales par exemple – nous paraissant poser des interrogations distinctes).
Bien qu’une relative indétermination de la notion soit pointée dans toutes les analyses juridiques, nous proposons au terme de notre étude de considérer que la vulnérabilité y désigne ni plus ni moins que l’exposition de l’individu au risque d’atteinte à ses intérêts juridiquement protégés, c’est-à-dire à ses droits. L’individu est protégé par l’ordre juridique à travers l’attribution d’un certain nombre de prérogatives ; il est vulnérable sur le plan juridique quand ces prérogatives risquent de n’être pas effectives. Cela confirme le point de départ de la recherche, tenant au constat selon lequel les juges tendent à pointer la vulnérabilité afin de mettre en place des moyens de protection spécifiques du sujet vulnérable visant à conjurer ce risque d’ineffectivité.
Quels sont les contextes qui favorisent une situation de vulnérabilité ?
Les contextes ou facteurs qui exposent à une situation de vulnérabilité sont multiples. Ils conduisent parfois à considérer des catégories de personnes comme intrinsèquement vulnérables : personnes âgées, malades, atteintes de handicap, étrangers, mineurs etc.
Toutefois, nous faisons partie de ceux qui récusent cette idée de vulnérabilité catégorielle. En effet, pour deux personnes présentant la même caractéristique « vulnérabilisante », son incidence pratique pourra varier considérablement selon la situation de vie plus générale. Prenons le cas d’une personne âgée ; isolée, elle sera plus facilement exposée par exemple au risque d’abus par des tiers qu’une autre personne âgée bénéficiant d’un entourage impliqué et aidant. À facteur de vulnérabilité identique, entrent en jeu des protections et soutiens, qui vont permettre de potentialiser les capacités de résistance et résilience de l’individu ; l’approche en termes de capabilités, développée par Amartya Sen3et reprise par Martha Nussbaum4, se révèle donc particulièrement congruente avec la notion
S’il n’y a donc pas de catégories de personnes vulnérables par essence, la seule exception est sans doute celle des mineurs. La recherche a montré que les mineurs sont les seuls à propos desquels le droit positif – textes ou jurisprudence – tend à présumer la vulnérabilité de façon quasi-irréfragable. Encore cette situation de vulnérabilité est-elle par définition passagère.
En quoi ces situations portent-elles atteinte aux droits fondamentaux des personnes ?
La situation de vulnérabilité expose au risque d’atteinte aux droits fondamentaux mais ne constitue pas en elle-même une violation de ces droits. Le risque est que l’individu ne soit pas en mesure d’exercer son droit ou que celui-ci soit plus facilement méconnu que dans le cas d’une personne ne présentant pas le même facteur de vulnérabilité, que la méconnaissance soit le fait des pouvoirs publics ou d’un tiers. En effet, la recherche n’a pas permis de caractériser des formes d’atteinte particulières aux droits : le risque est bien celui d’ineffectivité des droits dans le sens le plus large (violation ou absence d’exercice).
Deux nuances doivent cependant être apportées à ce constat d’exposition à un risque d’atteinte sans que l’atteinte soit réalisée. D’une part, l’exposition à un risque relève d’un continuum, c’est-à-dire qu’elle persiste tant que le facteur de vulnérabilité n’a pas disparu ou n’est pas adéquatement compensé par des facteurs protecteurs. On peut prendre l’exemple évocateur des mineurs non accompagnés : leur parcours migratoire les a généralement exposés à des violations de certains de leurs droits (absence d’accès aux soins, maltraitances, atteintes à l’intégrité physique…). Une fois le pays de destination atteint, ces mineurs restent vulnérables, avec une plus grande difficulté potentielle à exercer leurs droits (droits au recours, bénéfice de l’ASE…).
D’autre part, le droit pénal recourt fréquemment à la notion de vulnérabilité de la victime (soit comme condition préalable à l’infraction soit comme élément constitutif de celle-ci) : il s’agit alors de réprimer la violation d’un droit, qui est bien intervenue.
En dehors du domaine pénal, toutefois, il nous semble que l’ordre juridique s’emploie à mobiliser la notion de vulnérabilité de façon préventive, pour éviter la violation des droits de la personne vulnérable.
Votre recherche a-t-elle permis d’identifier des invariants historiques de la vulnérabilité ? Une typologie se dégage-t-elle de vos résultats ?
Même si des recherches supplémentaires seraient sans doute utiles, la lecture de différents travaux de sciences sociales et humaines donne à penser que les facteurs de vulnérabilité évoluent peu historiquement : pauvreté, maladie, âge, isolement etc. En revanche, le contexte dans lequel ces facteurs s’insèrent varie et avec lui le degré de vulnérabilité impliqué par le facteur.
Par ailleurs, s’il n’a pas paru possible de dresser une typologie des vulnérabilités, la recherche fait ressortir des domaines dans lesquels cette notion joue un rôle plus particulièrement important. Ainsi, une situation de vulnérabilité affecte souvent trois types de droits : les droits à l’autodétermination de la personne, ses droits sociaux, et son droit à l’intégrité psycho-physique.
Quels sont les enjeux qui se nouent autour de la compréhension de la notion de vulnérabilité, ses mobilisations et son opérationnalité, pour les magistrats français et italiens ?
Pour ce qui est de la compréhension de la notion de vulnérabilité, nous avons constaté qu’aucune des juridictions étudiées ne définit, à un moment ou à un autre, cette notion. Tout au plus mettent-elles en avant tel ou tel facteur de vulnérabilité dans le cas d’espèce. Il résulte aussi de la jurisprudence étudiée qu’il peut y avoir des cas de cumul de vulnérabilités : tel est le cas, par exemple, d’un étranger, démuni d’un point de vue économique et dépourvu d’autorisation de travail, loin de sa famille et ne parlant pas le français. Compte tenu de ces facteurs « vulnérabilisants », cette personne sera davantage exposée au risque d’une violation de ses droits et libertés.
En effet, malgré l’absence d’une définition, l’identification des situations de vulnérabilité pose toujours la question de savoir comment protéger les droits de la personne concernée. On constate que la notion est le plus souvent mobilisée, et rendue opérationnelle pour la protection des droits, dans les cas, déjà évoqués, de cumuls de vulnérabilité. La situation des personnes détenues l’illustre particulièrement bien. En effet, la détention constitue par définition un contexte de vulnérabilité pour la personne placée sous la dépendance des autorités. Toutefois, des obligations spécifiques de protection ne sont pas nécessairement déduites de cette seule situation ; elles le sont en revanche très souvent quand la personne présente un ou plusieurs facteurs « vulnérabilisants » supplémentaires, comme la maladie ou l’appartenance à une minorité susceptible de l’exposer à des violences de la part de codétenus.
De quelle manière s’en servent-ils pour renforcer (ou pas) les droits fondamentaux des personnes ?
Il convient de souligner au préalable que les différentes juridictions étudiées recourent au terme de vulnérabilité soit de façon conditionnée, lorsque la notion est déjà employée par un texte de référence, soit de façon spontanée. Notre recherche confirme que l’identification d’une situation de vulnérabilité, qu’elle soit spontanée ou conditionnée, permet aux juges de mettre en valeur de larges obligations de protection spécifiques de la personne vulnérable, qui peuvent se déployer sur le plan procédural aussi bien que substantiel.
Sur le plan procédural, la Cour européenne des droits de l’Homme est certainement la juridiction qui tire le plus grand nombre de conséquences procédurales de la référence à la vulnérabilité. Par exemple, dans le cadre du conflit kurde-turc, elle a estimé que la vulnérabilité des requérants, due notamment à la crainte de représailles de la part des autorités, était suffisante pour les dispenser de l’obligation d’exercer les voies de recours internes avant de la saisir. La mobilisation de la notion peut également avoir une incidence sur la charge de la preuve, comme cela est illustré par une orientation consolidée de la Cour de cassation italienne en matière de protection internationale et humanitaire.
Sur le plan substantiel, les conséquences de la référence à la notion de vulnérabilité sont encore bien plus nombreuses et variées. Nous pouvons citer l’exemple de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne en matière de fin de vie et d’aide à mourir, dans laquelle la Cour a adopté une orientation très audacieuse et remplacé le législateur défaillant dans ce domaine. Pour autant, la notion de vulnérabilité n’est pas exempte d’ambivalence et se prête à de potentiels mésusages.
Ainsi, la mobilisation de cette notion pose la question de la variation des niveaux de protection, et d’un désavantage potentiel des personnes non reconnues comme vulnérables. Le risque est ici d’établir des distinctions indues entre personnes vulnérables et personnes non vulnérables mais aussi, au sein même des personnes vulnérables selon leur plus ou moins grande vulnérabilité. En est une illustration l’usage que fait le Conseil d’État français de la notion de vulnérabilité dans le cadre des référés-libertés visant à l’obtention d’un hébergement d’urgence. Face au manque de moyens, le juge valide une politique administrative de priorisation des demandes, seules celles émanant des personnes et familles « les plus vulnérables » ayant des chances d’aboutir.
Vous montrez dans votre recherche que le principe de protection des personnes en situation de vulnérabilité est loin d’être évident et qu’il peut parfois conduire les juges à adopter une approche paternaliste, ce qui peut alors diminuer la protection des droits et libertés des personnes vulnérables. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène et nous donner des exemples de décisions dans ce sens ?
Si la raison première de la montée du paradigme de la vulnérabilité semble être la volonté de garantir l’effectivité des droits des personnes vulnérables, il reste en effet qu’un tel résultat ne se vérifie pas toujours. La notion est porteuse d’ambivalence : le besoin supposé de protection accrue de la personne vulnérable peut paradoxalement conduire à restreindre ses droits. On considère alors qu’il convient de protéger la personne contre-elle, limitant sa capacité à prendre certaines décisions.
Par exemple, le Conseil constitutionnel a validé une disposition interdisant aux membres des professions médicales et aux auxiliaires médicaux ayant prodigué des soins à une personne pendant la maladie dont elle meurt de recevoir des libéralités de sa part. C’est le caractère général de l’interdiction qui est imprégné de paternalisme, empêchant toute appréciation circonstanciée des conséquences de la vulnérabilité de la personne malade : elle est ici présumée incapable de prendre une décision éclairée du fait de sa maladie. On peut aussi citer la décision de la Cour constitutionnelle italienne de 2019 validant la disposition du code pénal qui interdit la prostitution, y compris la prostitution volontaire. Le raisonnement repose ici sur l’idée selon laquelle la personne qui se prostitue se trouve nécessairement dans un état de vulnérabilité qui affecte son choix, lequel ne peut alors pas être fait librement.
En définitive, le risque est que la protection des personnes vulnérables n’en vienne à « essentialiser » leur situation, voire à les stigmatiser. C’est pourquoi il est essentiel de redire que la vulnérabilité n’est jamais une caractéristique intrinsèque d’une personne, mais le résultat d’un rapport à autrui qui peut toujours évoluer.
[1] Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation », in J. Donzelot (dir.), Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168.
[2] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. du Cerf, 2000, 232 p. ; La reconnaissance : histoire européenne d’une idée, Paris, Gallimard, 2020, 213 p.
[3] Amartya Sen, L’idée de justice, Paris, Flammarion, Champs essais, 2023, 560 p.
[4] Martha Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, Champs essais, 2024, 304 p.