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Penser les propagations, agir sur leurs régulations : un enjeu pour la démocratie – entretien avec Dominique Boullier 

Après une première intervention lors de l’Assemblée générale de l’IERDJ en mars 2025, qui a permis d’initier une réflexion sur l’impact des dynamiques virales dans l’espace public et judiciaire, l’Institut va poursuivre sa collaboration avec Dominique Boullier, sociologue et professeur émérite à Sciences Po, autour des enjeux contemporains liés aux phénomènes de propagation. L’Institut est partenaire du prochain colloque estival de Cerisy intitulé « Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », dont Dominique Boullier assure la co-direction scientifique. Ce colloque pluridisciplinaire, qui se tiendra du 25 au 31 juillet 2025 au Centre culturel international de Cerisy, en Normandie, entend explorer ces phénomènes à travers des approches mêlant sociologie, data science, épidémiologie et communication. Un troisième temps de collaboration sera ouvert à l’issue de cette rencontre, afin d’approfondir les pistes soulevées devant la gouvernance de l’institut et lors du colloque, notamment sur la manière dont les institutions peuvent tenir leur rôle face à l’accélération informationnelle et aux effets de viralité.  

Dans l’entretien qu’il a accordé à l’Institut, Dominique Boullier revient sur cette collaboration autour des phénomènes de propagations dans l’espace public des médias numériques. 


Dominique Boullier, sociologue et professeur émérite à Sciences Po lors de son intervention à l’Assemblée générale de l’IERDJ le 7 mars 2025 à la Cour de cassation.

Nous disposons désormais des méthodes et des données pour tracer des effets de voisinage, dont Tarde avait perçu l’importance avec sa théorie de l’imitation.

Couverture de l’ouvrage « Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales », publié en février 2023 par les éditions Armand Colin.

La propagation par voisinage produit des effets de mimétisme fort et se fait horizontalement en opposition à la verticalité des autorités, parentales ou institutionnelles diverses.

Dominique Boullier, sociologue et professeur émérite à Sciences Po.

Il faut responsabiliser les plateformes quant au ralentissement de cette viralité, en les obligeant à une modération a priori car elles sont devenues des médias en fait.

Dominique Boullier, sociologue et professeur émérite à Sciences Po lors de son intervention à l’Assemblée générale de l’IERDJ le 7 mars 2025 à la Cour de cassation.

Tous les mécanismes qui insèrent de la friction dans la réactivité doivent être examinés de ce point de vue, y compris dans les plateformes de vente en ligne où l’achat en 1-clic doit être banni comme formatage des désirs légitimes en besoins immédiats provoqués, sans réel consentement.

Affiche du colloque de Cerisy, qui se déroulera du 25 au 31 juillet 2025.

Faire appel à la régulation du « free reach », de « l’abus de propagation ou de viralité » ne contredit pas la liberté d’expression dès lors qu’il se contente de différer les messages qui dépassent un certain quota par utilisateur et par jour. 

Ce monde spéculatif, fait de coups et de réactions, ne doit pas s’imposer à des logiques et à des institutions qui relèvent du droit et de la justice car elles nécessitent de refroidir les tensions sociales, de donner toute sa place à l’examen contradictoire des faits et des sources, à l’argumentation en cohérence avec des règles explicites partagées.

Vous dirigez la programmation du colloque de Cerisy qui se déroulera en juillet prochain. Il met en avant les phénomènes de propagation comme un nouveau cadre d’analyse pour les sciences sociales. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste précisément ce colloque, ses objectifs principaux et pourquoi il est important d’aborder ces thématiques aujourd’hui ?  

Dominique Boullier : Les enjeux sociétaux des propagations sont particulièrement visibles dans l’espace public des médias numériques mais ils l’ont été bien avant avec la pandémie du Covid-19. L’épidémiologie a mis en place des instruments de suivi, des concepts et des méthodes pour tracer et analyser tous les variants des virus et leurs propagations. Construire une théorie plus générale des propagations permet de transférer des savoirs et des savoir-faire issus de différentes disciplines. Ainsi, nous prétendons tisser des passerelles avec l’éthologie des comportements animaux, avec les data sciences, avec l’étude géographique des mouvements de foule et des ambiances, avec l’approche communicationnelle des rumeurs, avec la sociologie des innovations, avec l’histoire de la propagande ou des paniques boursières, etc.  Ces rencontres devraient permettre de mettre à l’épreuve ce concept de propagations qui prétend enrichir les sciences sociales aux côtés des approches des structures sociales (la société et ses effets d’héritages) et des approches des préférences individuelles centrées sur des choix individuels (des arbitrages), tous points de vue tout à fait légitimes et féconds. Mais nous disposons désormais des méthodes et des données pour tracer des effets de voisinage, dont Tarde avait perçu l’importance avec sa théorie de l’imitation. 

Dans votre dernier ouvrage, vous évoquez les réseaux sociaux comme issus de « dynamiques adolescentes ». En quoi ces origines influencent-elles encore aujourd’hui les comportements des utilisateurs et les stratégies des plateformes ?  

D.B : La généalogie de ces plateformes a son importance. L’expérience de ces réseaux était auparavant une affaire d’adolescent. My Space comme chambre d’ado, Zuckerberg avec Facemash pour noter le physique des filles de Harvard, You Tube pour échanger entre copains des vidéos piratées. Le public était adolescent et à cet âge l’influence des groupes de pairs permet de sortir de l’héritage familial et d’explorer de nouvelles appartenances, intenses bien qu’éphémères souvent. La propagation par voisinage produit des effets des mimétisme fort (goûts, opinions, comportements) et se fait horizontalement en opposition à la verticalité des autorités, parentales ou institutionnelles diverses. Mais les fondateurs étaient adolescents eux-mêmes sans aucune idée de principes qui peuvent instituer un espace de vie collective durable. Leur culture disruptive est à la fois celle des utopistes libertariens californiens et celle des adolescents qui voudraient faire table rase du passé, des traditions, des autorités et de tout principe d’institution fondé sur le droit. Cette culture sert toujours de mythe fondateur et de modèle de comportement. Cela explique le décalage puissant avec les autres domaines industriels, avec les institutions et l’impossibilité de traiter de normes et de régulations avec ces dirigeants.  

« Vous affirmez que « La propagation remplace la réflexion, l’immédiateté éclipse l’analyse. Face à ce constat, la régulation devient indispensable 2». Concrètement, quelles formes de régulation préconisez-vous pour ralentir cette logique de viralité et redonner sa place au temps de la réflexion dans l’espace médiatique ?  

D.B : La monétisation recherchée par les réseaux sociaux à partir de 2008-2009 (You Tube, Facebook et Twitter) s’appuie sur la publicité et sur la captation de l’attention d’un public nettement plus actif que celui de la télévision et dont on peut suivre en détail les traces d’activité pour produire du Big Data prédictif que l’on peut vendre aux marques. Or, pour engendrer cette réactivité, qu’on mesure en taux d’engagement, il faut concevoir des algorithmes qui valorisent les contenus qui font le plus réagir (pour rire ou pour s’indigner). La régulation vise souvent les contenus inappropriés ou même illégaux, ou cherche à repérer les émetteurs de ces contenus mais la vitesse de propagation est telle que les dommages psychiques, réputationnels ou politiques sont déjà puissants avant que toute intervention soit possible. Pour contrer cela, il faut responsabiliser les plateformes quant au ralentissement de cette viralité, en les obligeant à une modération a priori car elles sont devenues des médias en fait et en exigeant dans le cahier des charges qu’un design de l’attention spécifique affiche un tableau de bord de cette réactivité avec possibilité d’agir sur le rythme de réactions autorisé sans toucher à la liberté d’expression mais seulement en différant la publication. 

Vous proposez de reconsidérer les plateformes comme des éditeurs plutôt que de simples hébergeurs. Comment envisagez-vous une telle transition en termes de régulation juridique ?  

D.B : Historiquement, le statut d’hébergeurs avait été accordé aux fournisseurs d’accès internet en 1996 lors de la mutation commerciale d’internet et du web (section 230 du Communication Decency Act US, transposé en Europe). Mais les réseaux sociaux n’existaient pas et ceux des années 2000 étaient totalement différents des plateformes que l’on connait. Ces plateformes propagent des contenus médiatiques en masse et cela engendre d’ailleurs des conflits sévères avec les ayants droits des médias, comme en Australie ou au Canada. Et elles appliquent une orientation éditoriale qui leur est propre à travers la programmation des fils d’actualité, à travers la sélection algorithmique des contenus visibles et personnalisés. De plus, plus récemment, plusieurs d’entre elles ont explicitement affiché des préférences politiques très sélectives. Considérons-les donc comme des médias, des éditeurs et non plus des hébergeurs, ce qui les rend responsables de tout ce qui est publié, même par les abonnés à la plateforme, et qui les contraint donc à une modération a priori, alors qu’elles ont récemment démantelé leurs services de modération a posteriori. Il convient de modifier ce statut comme condition d’exercice sur le territoire national ou européen et d’exiger la conformité sous peine d’interdiction d’y opérer.  

Vous évoquez la nécessité d’intervenir sur la structure même des plateformes pour préserver le débat démocratique et la justice. Selon vous, quelles mesures concrètes pourraient être mises en place pour ralentir cette accélération de l’information et encourager un temps de réflexion plus propice à la prise de décision éclairée ?  

D.B : Le point essentiel consiste à exiger la responsabilité légale des plateformes de réseaux sociaux pour ne plus se contenter de leur demander des « reportings » sur les efforts qu’elles ont fait pour la modération des contenus illégaux, haineux notamment, alors que l’on sait pertinemment qu’elles ont réduit ces efforts. En les faisant passer sous le régime légal des médias, éditeurs en pleine responsabilité des contenus qu’ils publient (ou laissent publier, comme des commentaires d’articles par exemple), elles devront prendre le temps de la modération a priori, ce qui ralentira tout le processus. Par ailleurs, l’installation obligatoire d’un tableau de bord inamovible sur les interfaces de leurs applications rendra mesurable, perceptible et donc régulable cette vitesse de réaction qui conduit à ce que chaque utilisateur alimente -sans le savoir vraiment- la viralité de tout type d’information, les pires comme les meilleures. Tous les mécanismes qui insèrent de la friction dans la réactivité doivent être examinés de ce point de vue, y compris dans les plateformes de vente en ligne où l’achat en 1-clic doit être banni comme formatage des désirs légitimes en besoins immédiats provoqués, sans réel consentement. 

La réinvention d’un cadre réglementaire permettant de mieux encadrer la propagation de l’information semble cruciale. Quels leviers législatifs ou institutionnels vous paraissent les plus pertinents pour concilier liberté d’expression et contrôle du rythme de diffusion des contenus en ligne ?  

Les leviers sont le plus souvent entre les mains de l’Union Européenne qui a produit plusieurs règlements, trop peu contraignants mais qui ont institué un espace médiatique qui ne disposait d’aucune régulation auparavant. En France, le rôle de l’Arcom chargé de mettre en œuvre le DSA, de la CNIL pour le RGPD s’est enfin étendu aux plateformes et un contrôle spécifique peut se mettre en place. Comme pour les médias, il est probable que le contentieux sera un levier essentiel pour obtenir des jurisprudences précises sur des cas canoniques obligeant le législateur à reprendre la définition de ces plateformes. Il faut admettre que tous les textes qui ont été votés jusqu’ici concernant le contrôle des contenus des plateformes ont péché par oubli de la dimension du rythme des propagations concernées et par naïveté quant à la volonté de ces plateformes de réguler ces dérives, qui sont directement profitables pour leur modèle économique. Le rejet spontané de toute mesure qui réduit la liberté d’expression est préempté par ces plateformes qui bénéficient ainsi d’un appui certain dans l’opinion publique et chez les décideurs. Or, faire appel à la régulation du « free reach », de « l’abus de propagation ou de viralité » ne contredit pas la liberté d’expression dès lors qu’il se contente de différer les messages qui dépassent un certain quota par utilisateur et par jour.  

Selon vous, les réseaux sociaux s’opposent directement aux logiques du droit et de la justice. Quels effets concrets observez-vous déjà sur les institutions démocratiques et judiciaires ?  

Le rythme imposé par l’architecture de viralité installée dans les plateformes de réseaux sociaux pour des raisons publicitaires était déjà présent dans la finance, avec le High Frequency Trading par exemple. Mais ce monde spéculatif, fait de coups et de réactions, ne doit pas s’imposer à des logiques et à des institutions qui relèvent du droit et de la justice car elles nécessitent de refroidir les tensions sociales, de donner toute sa place à l’examen contradictoire des faits et des sources, à l’argumentation en cohérence avec des règles explicites partagées, avec des références valides qu’il faut reprendre et examiner, à la prise de décisions durables et parfois réversibles mais selon des conditions très strictes. Tous ces principes sont aussi présents dans l’activité des scientifiques ou des journalistes au sens traditionnel et ils fondent ensemble les conditions d’exercice du pouvoir en démocratie et la norme de l’espace public. Les pressions à cette accélération sont pourtant devenues permanentes, à juste titre quand les procédures sont trop longues mais souvent pour revendiquer une transformation de l’espace juridique en espace de règlements de compte où les pulsions priment. Les IA génératives supposées donner des réponses immédiates non sourcées et non fiables se glissent partout dans les usages publics ou professionnels et aggravent encore cet écrasement du temps nécessaire à la réflexivité et à la décision éclairée. 


«Découvrir le colloque de Cerisy : « Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ?« 

1 Extrait de l’ouvrage de Dominique Boullier « Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales ». p. 180. Editions Armand Colin. Février 2023.

2 Extrait du discours de Dominique Boullier lors de son intervention lors de l’Assemblée générale de l’IERDJ le 7 mars 2025 à la Cour de cassation.


Crédit photos : @claire.ruizphotographies/IERDJ