L’IERDJ a publié en 2023 un appel à projets de recherche sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à sa mission de structuration et de stimulation d’un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’Institut accompagne cette démarche de recherche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux de nature à documenter ce champ d’étude et à susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.
La quatrième séance de notre cycle d’ateliers sur les « besoins, demandes et attentes de justice » s’est tenue le 16 janvier 2024 dans les locaux de l’IERDJ. Nous recevions Me Grégoire Niango, qui fut membre du Conseil National des Barreaux (CNB) et président du Centre de Recherche et d’Etude des Avocats (CREA) du 1er janvier 2021 au 31 décembre 2023, et Gilles Pillet, professeur de droit à l‘ESCP Business School et directeur scientifique du CREA. Le Conseil National des Barreaux a confié au Centre de Recherche et d’Etude des Avocats la réalisation d’une étude sur « la demande de droit ». Me Grégoire Niango et Gilles Pillet ont présenté lors de cet atelier cette démarche et le fruit de leur travail préalable d’analyse et de conceptualisation nécessaire à la collecte et l’analyse des informations qui permettront de mieux connaître cette demande de droit en France, ainsi que la manière dont cette étude entend s’inscrire dans une réflexion sur l’évolution de la profession d’avocat.


Pourquoi le Conseil National des Barreaux a-t-il décidé de la réalisation d’une étude sur la demande de droit ?
Me Grégoire Niango : Le rapport « Perben » relatif à l’avenir de la profession d’avocat, publié à l’été 2020, a mis en évidence une hausse de la demande de droit[1]. Mais dans le même temps, la profession d’avocat est en crise. Quel est donc le sens de cette crise ? Comment une profession censée prendre en charge la demande de droit émanant des citoyens peut-elle être en difficulté croissante alors même que cette demande croit et que faire pour que les choses changent ? Il est apparu comme une évidence au bureau du Conseil National des Barreaux qu’il fallait se pencher sur ce qu’est cette demande de droit. Qu’elle est sa nature ? Comment est-elle structurée ? Comment évolue-t-elle ? Répondre à ces questions permet ensuite de déterminer la réponse à une question fondamentale pour la profession : peut-on répondre à cette demande et comment ? En ont découlé d’autres questions : est-ce que les avocats doivent, éthiquement, économiquement, répondre à cette demande de droit ? Sont-ils les mieux placés pour répondre à cette demande alors qu’on assiste par ailleurs au développement de plateformes de services juridiques en ligne avec la promesse apparente d’une réponse possible en quelques clics ?
Ces questions émergent dans un contexte où la profession traverse, en plus des difficultés économiques déjà évoquées, une crise identitaire. Le développement de l’intelligence artificielle notamment amène à réfléchir et à repenser l’identité professionnelle de l’avocat et son rôle. C’est ainsi que le Conseil National des Barreaux a décidé de confier au Centre de Recherche et d’Etude des Avocats la réalisation d’une étude sur la demande de droit. Il s’agit à notre sens d’une initiative indispensable, pour la profession d’avocat bien sûr, mais également pour le système judiciaire tout entier et notre démocratie. Car ne pas réfléchir à la demande de droit c’est à terme fragiliser notre état de droit et nos institutions.
Quelle démarche avez-vous adoptée pour initier cette étude sur la demande de droit ?
Me Grégoire Niango : Au cours du dernier mandat du Conseil, nous avons dans ce cadre travaillé ensemble avec Gilles Pillet sur la demande de justice, dans un temps nécessairement restreint. Le travail qui nous a été demandé devait en effet être terminé au 1er janvier 2024.
Nous avons pour autant pris le parti de ne pas nous contenter de compiler ce qui existe déjà, de ne pas procéder à un rapide « bricolage » pour faire plaisir par des résultats trop hâtifs en réponse à des attentes, fortes au regard des enjeux, du Conseil National des Barreaux. Nous avons considéré que pour étudier sérieusement un sujet comme celui-là, il ne fallait pas accepter de nous laisser enfermer dans un agenda trop contraint. Il nous a fallu définir le champ de l’étude, potentiellement très large, puis nécessairement le limiter, réfléchir à la démarche à suivre, avec en point de mire une possibilité d’utiliser concrètement le résultat de notre étude que nous avons voulu être une étude de recherche appliquée et non purement fondamentale. Cela a donc pris du temps et l’étude n’est pas terminée.
Gilles Pillet : Nous avons cherché à suivre une démarche sincère et objective. Notre but n’était pas de cerner en creux un besoin de droit non exprimé, dont les avocats devraient tenter de s’emparer après l’avoir identifié. Il nous a semblé difficile par hypothèse de mesurer un besoin qui n’est pas exprimé et le risque était grand de sembler créer ce besoin pour des raisons corporatistes. Il s’agissait très différemment de procéder à l’analyse de la demande de droit telle qu’elle est formulée, pour la comprendre en profondeur et identifier les meilleurs moyens d’y répondre, serait-ce, le cas échéant, sans l’avocat. Dans cette perspective, il nous a semblé essentiel de comprendre la signification même de la demande de droit, de comprendre en somme ce qui résonne derrière celle-ci.
Il nous a donc fallu être très prudent méthodologiquement afin de nous munir d’une grille de lecture de la situation actuelle qui soit adaptée. La mise en place de ce cadre conceptuel était essentielle à nos yeux car il nous a semblé que la demande de droit tire naturellement ses caractéristiques, son sens profond, du contexte social, économique, politique, historique dans lequel elle s’exprime. Nous avons donc pris le temps de procéder à un éclairage théorique préalable, sans lequel il serait vain d’espérer aller sur le terrain pour identifier les données pertinentes et impossible de comprendre et de mesurer la demande de droit au plus près de la réalité.
Cela impliquait donc un travail pluridisciplinaire d’ampleur, faisant appel à des disciplines variées : sociologie, histoire du droit, histoire des idées politiques, philosophie du droit, etc. Nous avons mené ce travail en nous appuyant sur les travaux des spécialistes de chaque matière et en interviewant certains d’entre eux. Les travaux de l’historien et philosophe Marcel Gauchet et ceux de la sociologue Cécile Vigour ont à cet égard été d’un précieux concours pour contextualiser notre étude sur la demande de droit.
Au terme de ce travail préalable, il nous est apparu que les ressorts de la demande de nos concitoyens dépendent pour beaucoup des difficultés et des tensions inhérentes à notre démocratie libérale depuis l’origine de sa construction. Nous ne sommes pas en face de difficultés inédites qui seraient le fruit de problèmes purement contingents, ni d’une demande de droit complètement originale qui découlerait simplement d’un bouleversement lié par exemple à l’irruption de nouvelles techniques, notamment l’intelligence artificielle.
Où avez-vous collecté les données nécessaires à votre étude ?
Me Grégoire Niango : Le recueil de données pertinentes et fiables a été l’un des aspects délicats de notre travail, surtout dans un temps contraint par la fin de mandature au Conseil National des Barreaux. Nous avons sollicité le Service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (SADJAV) du ministère de la justice. Nous sommes également entrés en discussion avec le Défenseur des droits pour lui exposer l’objet de notre recherche et solliciter un accès à sa base de données. Cette initiative venant des avocats, une première, a été appréciée, et cette autorité indépendante a exprimé elle aussi l’envie de prendre une certaine hauteur de vue sur ses propres données. Le Défenseur des droits établit en effet des statistiques chaque année dans une base de données assez vaste mais à laquelle il n’est pas possible d’accéder dans des conditions satisfaisantes en externe. Le logiciel utilisé ne permet d’appréhender qu’une faible partie des données stockées et le contenu saisi est différent selon le juriste traitant le dossier de sorte que la base manque d’homogénéité pour répondre à l’exploitation que nous avions envisagée ensemble.
Nous est apparue comme une évidence la nécessité de mettre en place un suivi des données sur le long terme.
Mais cela suppose de réfléchir en amont, au moment de la saisine des données, à la manière dont cette saisine est faite, afin de rendre les données recueillies exploitables. Cela suppose également la mise en place de « capteurs » et ce sur une décennie au moins.
Quant au recueil des données, il faut également prendre en compte que le Conseil National des Barreaux et d’autres organismes n’ont pas toujours la même approche. Idéalement, il faudrait un observatoire qui puisse être en dialogue permanent avec des équipes de recherche sous l’égide d’un organisme permanent comme un centre de recherche tel l’IERDJ, afin d’obtenir une vision la plus objective possible au-delà de toutes contingences subjectives ou politiques. Il faut également, par la suite, opérer un tri dans la demande de droit puisqu’il ne faut retenir que la demande non frauduleuse. Il ne faut pas non plus négliger dans la réflexion le fait qu’une demande importante provient des petites entreprises et pas seulement des individus. Ainsi les données que nous pourrions analyser avec le SADJAV ou le Défenseur des droits serait une première approche intéressante et importante, mais également insuffisante.
Qu’avez-vous pu, à ce stade de vos travaux, appréhender de cette demande de droit et du rapport des justiciables au droit et aux avocats ?
Gilles Pillet : L’individu attend de l’Etat et du droit la reconnaissance de sa valeur, l’autonomie effective qu’on lui promet dans notre système démocratique mais qui lui semble demeurer hors d’atteinte. En conséquence, pour le dire schématiquement, on attend du droit qu’il développe et apporte à l’individu une puissance phénoménale lui permettant de jouir concrètement de sa propre autonomie et d’échapper à tout déterminisme. Mais pour que cette autonomie soit vécue comme telle, il faudrait en même temps que le droit, son action propre et ses acteurs, soient le moins visibles possible, qu’ils ne se fassent pas sentir. C’est parce qu’elles semblent permettre de surmonter cette contradiction que les plateformes numériques ont tant de succès.
Comme le montrent les enquêtes de la sociologue Cécile Vigour, il y a une forme d’idéalisation du droit, de son caractère central comme fondamental. Selon l’historien et philosophe Marcel Gauchet, nous ne sommes pas simplement des individus qui avons des droits mais nous sommes devenus des individus de droit, au sens où nous sommes constitués par le droit. Dans cette perspective, l’accessibilité du droit est absolument vitale et il ne s’agit pas de plaisanter avec. On ne peut tolérer qu’elle soit imparfaite.
Or, cette idéalisation du droit se brise immanquablement sur la réalité. La frustration des sujets de droit et des justiciables augmente donc mécaniquement avec leur expérience du droit et du système judiciaire. Et la présence de l’avocat peut accroitre paradoxalement cette frustration. Son savoir est souvent regardé comme un pouvoir, incompatible avec l’autonomie recherchée, ou bien comme le signe d’une marchandisation du droit. Il y a donc une forme de méfiance ou de soupçon à son égard. L’avocat serait ainsi là de manière inopportune et regrettable car son intervention implique un coût financier et induit fréquemment un sentiment de dépendance. Nous l’avons perçu au-delà de nos frontières. Un rapport anglo-saxon récent et assez détonant soutient ainsi l’idée que les avocats tireraient seuls profit de la complexité croissante du droit et de la réglementation de leur profession.
Il existe donc une frustration structurelle à l’égard des professionnels du droit qui sont malheureusement inaudibles à chaque fois qu’ils veulent justifier leur intervention par la complexité, pourtant indéniable, du droit. Les gens pensent souvent qu’ils gagnent un procès car ils avaient raison, alors qu’ils ne le perdraient que par la faute de l’avocat ou du juge. Il faut donc prendre en compte ce fait paradoxal : il existe une demande de droit et en même temps une frustration à son égard qui vient principalement de ce que le besoin exprimé dépasse les moyens du droit. Il y a une surestimation certaine de la force du droit, sommé de traduire ici et maintenant l’idéal d’un individu pleinement autonome et indépendant. Or, à lui seul, le droit ne permet pas à l’individu d’avoir pleinement prise sur son environnement social. Son autonomie passe en réalité par la dépendance à l’égard de professionnels, ce qui peut apparaître insupportable à certains, lorsqu’il s’agit par exemple de divorcer. Nous avons ainsi du mal à dissiper l’irritation qui en résulte et à expliquer que la réponse à cette demande de droit se trouve entre les mains d’un groupe, d’un club de professionnels en quelque sorte, dans le cadre d’une profession réglementée, aux membres de laquelle il faut faire appel pour satisfaire les besoins exprimés.
Encore une fois, cela explique me semble-t-il le succès des plateformes numériques d’accès au droit. Car pour nos concitoyens, en général, toute personne assez bien placée pour répondre rapidement et à faible coût à la demande de droit va être assez facilement perçue comme tout à fait légitime à offrir ce service. Avec les plateformes, l’individu retrouve le sentiment d’un pouvoir d’action propre. Les demandeurs de droit recherchent ainsi davantage d’autonomie pour satisfaire leur demande de droit et sont enclins à s’affranchir de la profession d’avocat.
Si l’on regarde encore du côté des chercheurs anglo-saxons, notamment au Royaume-Uni, on voit qu’on tend à y repenser l’offre et la demande de droit dans une logique essentiellement consumériste. De ce côté de la Manche, on considère que la grande majorité des services juridiques qui répondent à la demande de droit peuvent être abordés comme n’importe quel autre service, sans les contraintes et la réglementation qu’imposent le service public de la justice et l’idée d’Etat de droit. Ainsi, 90% de ces services pourraient être améliorés par l’application d’une logique de marché assortie d’un développement des nouvelles technologies. Il s’agit d’accroître la concurrence et de faire baisser les prix, dans une logique individualiste de consommation du droit, préservée de toute logique corporatiste. Cette simplification permet ensuite une analyse statistique poussée de l’évolution de ce marché pour en mesurer les progrès, dans les différents segments identifiés.
Il nous a semblé que cette approche ne s’impose pas et ne doit pas être transposée sans réserve en France. Nous considérons que cette logique simplificatrice et consumériste ne tient pas suffisamment compte de ce que les questions de droit apparemment les plus triviales et techniques ne peuvent pas échapper à l’exigence de légitimité de la justice à laquelle est soumis l’ordre social opérationnel que l’ensemble du droit doit mettre en place.
Force est donc d’admettre qu’il existera durablement des tensions entre d’une part, les valeurs et idéaux attachés au système juridique, le besoin de gratuité, l’impératif de rapidité et, d’autre part, le coût et les délais inhérents au traitement par des professionnels de la demande de droit.
Pour autant, ces tensions doivent être réduites chaque fois que cela est possible. Pour identifier ces possibilités et les moyens que l’on peut réellement mobiliser en ce sens, il faut partir du sens et des contours de la demande de droit. C’est pourquoi il est fondamental de puiser aux meilleures sources les données les plus pertinentes. Comme cela a été parfaitement montré par Maître Niango, le problème vient de ce que les sources disponibles aujourd’hui ne sont pas structurées pour cela et ne sont pas facilement exploitables. Elles sont abondantes, mais sans organisation d’ensemble. En outre, les données récoltées le sont parfois de façon lacunaire ou irrégulière. C’est donc à ce niveau qu’il faut agir dans l’immédiat, en concertation avec un ensemble d’acteurs qui n’ont pas l’habitude de collaborer. C’est un difficile mais très beau défi à relever.
Me Grégoire Niango : Nous avons présenté un rapport simplifié de nos travaux à l’assemblée générale du Conseil National des Barreaux en espérant qu’ils se poursuivent sous la nouvelle mandature. Il reste en effet encore beaucoup à faire.
Vous avez donc distingué la demande de droit et la demande de justice ?
Me Grégoire Niango : On ne peut pas à notre sens superposer demande de justice et demande de droit. Des demandes de droit sont insatisfaites par le système judiciaire dans son ensemble, pas seulement par les avocats. Il me semble marquant également que les magistrats disent souvent ce qu’ils attendent des avocats et ces derniers ce qu’ils attendent des juges, mais les uns et les autres font rarement état des attentes des justiciables. Or, dans un système démocratique, la justice est rendue au nom du peuple français et le justiciable attend parfois de son système autre chose que d’entendre le droit dit.
C’est pourquoi objectiver la demande de droit est crucial même s’il y a des données dont nous ne pouvons pas disposer pour l’instant si l’on se limite à la base de données du Défenseur des droits. Par exemple, quand une saisine du Défenseur des droits est enregistrée, on ne sait pas systématiquement si l’auteur de la saisine a consulté un avocat au préalable ou a déjà initié un procès. Le facteur financier est en outre important dans le fait que certaines demandes ne soient jamais exprimées. Quand une personne se tourne vers un avocat avec le bénéfice de l’aide juridictionnelle, l’entretien avec cet avocat n’est pas pris en charge, alors qu’avec les plateformes numériques, la legal tech offre une illusion de réponse gratuite. Une partie de la demande de droit ne pourra de toutes façons pas être satisfaite par la profession mais il ne faut pas que cette déperdition se fasse pour de mauvaises raisons.
A partir de vos travaux et de votre expérience, quelles seraient selon vous les perspectives de recherche à privilégier pour améliorer les connaissances sur les « besoins, demandes et attentes de justice » ?
Gilles Pillet : S’agissant des pistes de recherche, pour les décrire de manière brève et synthétique, je dirais qu’il nous faut mettre en place une collaboration entre les multiples intervenants qui contribuent, à différents niveaux, avec différents positionnements, à l’accès au droit. Au sein de ce qu’il convient d’appeler, selon la formule à la mode, un écosystème, il faut permettre à l’ensemble des acteurs d’avoir à l’esprit qu’ils représentent une source de données dont la connaissance est fondamentale et, dès lors, les inviter à récolter et traiter ces données de manière à ce qu’elles puissent nourrir une réflexion plus globale sur la demande de droit.
Propos recueillis par Florence Noire et Harold Epineuse
[1] Rapport relatif à l’avenir de la profession d’avocat, 2020 : https://www.justice.gouv.fr/rapport-relatif-lavenir-profession-davocat