Daniela Piana, Professeure ordinaire de Science Politique à l’Université de Bologne en Italie, également membre du Conseil scientifique de l’IERDJ a publié un article dans la revue en ligne italienne Questione Giustizia « Qualità della ricerca, qualità della giurisdizione » « Qualité de la recherche, qualité de la juridiction ». Elle y rappelle l’importance de la relation entre science et juridiction et « la nécessité de donner une continuité et une visibilité institutionnelle au dialogue entre recherche et juridiction ». Pour Daniela Piana – qui voit en l’IERDJ « une forme prometteuse qui renoue une méthode et valorise une longue tradition de dialogue entre recherche et institutions de la justice – cette valeur ajoutée se reflète également dans la manière dont le droit et la justice peuvent et doivent dialoguer avec la société dans ses articulations et ses voix les plus diverses et plurielles. »
Retrouvez ci-dessous son article traduit de l’italien au français, extrait de la revue en ligne italienne Questione Giustizia. Pour lire la version originale en italien c’est par ici.
Il ne s’agit pas de détruire, il s’agit de relier
Edgar Morin
Que faire ? En temps de changement de paradigme, la connaissance issue d’une recherche interdisciplinaire menée selon des méthodes empiriques – c’est-à-dire capable d’être non seulement vérifiée mais aussi transmise et améliorée de manière trans-subjective, par plusieurs équipes de recherche, plusieurs disciplines, plusieurs études – est essentiel.
Daniela Piana
L’Institut des études et de la recherches sur le droit et la justice est donc une forme prometteuse qui renoue une méthode et valorise une longue tradition de dialogue entre recherche et institutions de la justice. (…) il vise à maintenir cette tradition d’excellence qui s’était traduite par la construction d’un réseau de contacts et de collaborations transculturels et trans-nationaux.
Daniela Piana
C’est parce qu’on veut une meilleure qualité de la vie sociale, économique et institutionnelle que la recherche et la justice se rencontrent pour trouver ensemble, dans un parcours ouvert, les solutions les plus efficaces aux problèmes qui se profilent progressivement à l’horizon
Qualité de la recherche, qualité de la juridiction
Par Daniela Piana
Professeure ordinaire de Science Politique à l’Université de Bologne
Potentiel d’un dialogue au travers d’une politique institutionnelle
La justice est une fonction et un espace. En fait, c’est une fonction fondante et une combinaison de l’espace-temps qui s’articulent en penser, faire, dire le droit, dans le droit. Ceux qui s’intéressent à la justice du point de vue des disciplines sociales et humanistes ont trouvé une adresse et une équipe vers lesquelles se tourner pour grandir intellectuellement, pour approfondir scientifiquement et pour construire des formes de dialogue et de collaboration qui, nourries par une curiosité commune et une culture partagée du pluralisme et de la tolérance, perdurent dans le temps. C’était l’Institut des Hautes Études sur la Justice. Le point de vue de nombreux chercheurs et chercheuses italiens et italiennes qui se sont lancés depuis longtemps dans l’étude de la justice et de ses interactions avec les autres dimensions de la société, de la politique et de l’économie, peut être résumé comme suit : une action ambitieuse qui unit la tradition de la recherche, le regard de la comparaison, l’attention aux professionnels de la justice. Jusqu’en 2021, il s’agissait d’une action à deux voix, l’une, celle de l’Institut des Hautes Études sur la Justice, et l’autre, celle de la Mission de recherche Droit et Justice, dans le spectre des fonctions de la responsabilité sociale du ministère de la Justice et, plus largement, connue comme l’articulation de la conception d’une politique orientée vers le monde de la recherche et destinée à recueillir auprès de lui les stimulations, les idées et les suggestions de méthode et de mérite, qui ont progressivement influencé les différents projets de réforme dans lesquels le gouvernement français s’est engagé.
Caractérisé par une très forte identité internationale et comparée, l’Institut des Hautes Études sur la Justice s’est interrogé essentiellement sur tous les aspects du grand prisme des transformations démocratiques. Cette tradition s’est ensuite perpétuée dans de nombreux pays du monde, dont certainement le nôtre, l’Italie, avec lequel la France entretient depuis longtemps une étroite relation. Lorsque l’on a commencé à parler d’innovation et d’intelligence artificielle, l’IHEJ a décidé de travailler avec un philosophe des mathématiques, parce que les intelligences académiques et institutionnelles qui s’intéressent à la justice dans le monde sont facilitées par cette vague de dialogue permanent et jamais éteinte de l’équipe initialement constituée autour de l’IHEJ.
Cependant, il est important de souligner combien l’investissement dans la recherche et la production de connaissances in situ incorporé dans le monde de la justice en France s’est également traduit par la création de la « Mission de recherche Droit et Justice », instituée par un décret du ministère de la Justice et du Centre National de Recherche Scientifique en 1994. Cet acte constitutif visait à créer un instrument permanent pour assurer un potentiel de recherche à caractère fortement interdisciplinaire. Depuis lors, la Mission de recherche Droit et Justice a défini et coordonné des programmes de recherche sur le droit et la justice ; elle a identifié des équipes de recherche pour leur permettre de jouer un rôle important dans la promotion de nouvelles idées à appliquer à la gouvernance judiciaire ; et elle a favorisé l’échange d’idées entre les professionnels du droit, les acteurs de la juridiction et les chercheurs.
Aujourd’hui, l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice recueille l’héritage des deux expériences, les consolide et les relance, dans une perspective de fort ancrage scientifique, de projection internationale et d’échange effectif de connaissances avec les institutions.
Maintenant plus que jamais
La relation entre science et juridiction n’est certainement pas un produit de notre époque. En fait, il s’agit d’une caractéristique inhérente à la fonctionnalité même de cette dernière – c’est-à-dire la forme dans laquelle la protection des droits est rendue effective à travers la dialectique du contradictoire qui est soumis, en dernière instance, à la garantie de la règle du droit mise en œuvre de manière impersonnelle et impartiale. Pourtant, dans le temps présent, nous pouvons identifier une différence qualitative par rapport à ce qui a été expérimenté et vécu jusqu’à présent dans le dialogue entre sciences et justice.
Nous vivons un changement de paradigme. De nombreux indicateurs, qu’ils soient d’ordre culturel ou d’ordre matériel, nous amènent à tourner notre regard vers les fondements, les méthodes par lesquelles nous validons les connaissances que nous utilisons pour prendre des décisions, pour créer des points de contrôle et de vérification de la fiabilité des chemins empruntés et de leur efficacité, pour réorienter enfin nos parcours d’apprentissage. C’est vrai au niveau individuel, mais c’est encore plus vrai au niveau macro, c’est-à-dire dans et pour les organisations complexes et surtout pour les politiques publiques visant à répondre à des problèmes sociaux ou collectifs en général.
Le changement de paradigme se configure comme un moment où une partie de la connaissance que nous serions en mesure d’extraire de l’expérience du vivre hic et nunc, des expériences d’adaptation faites par les personnes qui remplissent des rôles et des fonctions, des formes de l’intelligence appliquée au sens pratique, ne parvient plus à être ‘interprété’ à travers les catégories que nous avons utilisées pendant des décennies, peut-être des siècles. Parler de post-modernité ou de post-modernisme qualifierait déjà un saut de paradigme qui ne peut encore être saisi dans sa véritable et profonde nature.
Que faire ? En temps de changement de paradigme, la connaissance issue d’une recherche interdisciplinaire menée selon des méthodes empiriques – c’est-à-dire capable d’être non seulement vérifiée mais aussi transmise et améliorée de manière trans-subjective, par plusieurs équipes de recherche, plusieurs disciplines, plusieurs études – est essentiel. C’est en elle, dans la connaissance pratique, que réside cette forme embryonnaire d’apprentissage qui devra ensuite inspirer la redéfinition de catégories.
Examinons ce que la valeur sémantique du mot espace est devenue à la suite de l’expérience de la pandémie. L’espace et la spatialité – comme nous rappelle très opportunément Antoine Garapon dans un récent volume publié en Italie sous le titre Despatialisation de la justice – sont devenus des catégories qui nous incitent à observer – les concepts au fond sont des faisceaux de lumière projetés sur les choses – des parties d’interactions hybrides, dématérialisée ou matérialisée que nous ne pourrions plus observer avec les mêmes « lentilles conceptuelles » que nous avions avant 2020. Pourtant, nous ne remettons pas tout à fait en cause l’utilisation du concept d’espace. Quelle forme de spatialité de la justice est l’audition à distance ?
Il s’agit d’un petit exemple pour illustrer une question beaucoup plus vaste et plus profonde. C’est-à-dire la nécessité de donner une continuité et une visibilité institutionnelle au dialogue entre recherche et juridiction qui valorise pleinement les apports des résultats et des produits cognitifs – avec un immense potentiel – de la seconde pour guider la première. Réciproquement, la première apporte vers la seconde des méthodes pour augmenter la prise de conscience, développer sa propre posture épistémologique dans un sens de discussion critique et, donc, d’amélioration. Cette valeur ajoutée se reflète également dans la manière dont le droit et la justice peuvent et doivent dialoguer avec la société dans ses articulations et ses voix les plus diverses et plurielles.
Aujourd’hui, plus que jamais, nous nous déplaçons, en tant que chercheurs et institutions, le long de la ligne qui se dessine jour après jour entre un moment de réponse d’urgence et un espace-temps dans lequel les institutions de la justice, faisant leurs les leçons apprises en termes de flexibilité, adaptabilité et résilience, se redessinent. Une telle connaissance est implicitement contenue dans les pratiques expérimentées sur le terrain, les expériences, les formes d’adaptation et les solutions aux problèmes éprouvés sous condition d’urgence. Edgar Morin écrit en 2020 que «il ne s’agit pas de détruire, il s’agit de connecter ». La perspective inédite ouverte par l’irruption de la crise Covid-19 dans l’organisation de la société et de l’administration se qualifie, dans sa radicalité, comme une extraordinaire fenêtre d’opportunité pour penser le possible comme faisable et durable. En effet, la délivrance à distance et virtuellement d’une grande partie de la formation universitaire, tout au long de sa chaîne, des diplômes de trois ans aux masters professionnalisants et aux séminaires doctoraux, place sur un espace – dématérialisé – des contenus, des connaissances et des expériences de renforcement des compétences, qui n’auraient jamais pu advenir au sein d’une même infrastructure physique.
Si l’on considère ensuite que l’infrastructure informatique même qui soutient les universités dans cet effort sans précédent, devenue aujourd’hui une réalité plutôt qu’un pronostic, est partagée avec le monde des juridictions et de l’administration de la justice, alors la perspective d’une politique institutionnelle et d’un lieu – au sens d’espace fonctionnel et à caractère pluriel – qui crée un lien entre formation et justice n’est plus improbable, mais devient au contraire justifiée et nécessaire.
Trois séries de raisons soutiennent cette orientation :
1) L’impératif kantien de faire de la connaissance un bien commun pour le pays à un moment où, plus que jamais, si beaucoup de choses sont mises sous tension dans la gestion des espaces publics et des services, il est également vrai que nous sommes en mesure de nous connecter, de relier, de faire système en dépassant les limites fonctionnelles devenues précisément surmontables.
2) La demande de connaissances intégrées provenant du monde de la justice. En témoignent les programmes de formation en cours depuis longtemps pour les magistrats qui aspirent à des fonctions de direction dans le cadre de l’école de la magistrature, mais aussi, et surtout, le développement continu des discussions et des débats qui se déploient souvent dans des espaces dédiés ou en marge de formations entre ceux qui, faisant partie du personnel administratif, ont le sentiment d’être arrivé dans le secteur de la justice par une voie non directe – comme le concours d’assistants judiciaires qui a ouvert le monde de la justice même à des professionnels nouveaux – et ceux qui ont construit tout leur professionnalisme dans le monde de la justice et ressentent le besoin de lui donner une portée plus large.
3) La tension fonctionnelle qui met sous pression les structures organisationnelles et de gestion du monde de la justice.
Nous savons qu’une bonne décision doit reposer sur des connaissances qui sont le résultat de processus de recherche solides, fiables, ouverts, partageables et discutés au sien d’une communauté scientifique qualifiée, faisant autorité, internationale. Mais il ne s’agit pas du seul niveau auquel les connaissances factuelles interviennent pour garantir la qualité des décisions. Même dans l’organisation des décisions, c’est-à-dire du pouvoir de gouverner, d’établir et d’appliquer des règles en dirigeant une organisation complexe vers un objectif, est nécessaire une compréhension de la façon dont cette organisation fonctionne – une connaissance de ses mécanismes structurels – mais aussi de la façon dont elle réagit ou s’adapte aux choix politiques qui ont été adoptés pour la gouverner. Si nous nous référons au contexte de l’administration de la justice, nous pouvons dire qu’il est crucial de connaître ses caractéristiques structurelles – dotation en ressources, charges en attente, arriérés, par exemple – de surveiller leur évolution une fois qu’une stratégie visant à réduire les arriérés ou à améliorer la transparence et le service des chancelleries a été adoptée. Pour faire tout cela, une seule science, prise isolément, ne suffit pas.
La continuité du dialogue, l’institutionnalisation de la méthode et la possibilité de se projeter dans un espace-temps non susceptible de dépendre des conjonctures historiques, sociales et économiques apparaissent donc comme un fondement de ce circuit vertueux qui est intrinsèque à la qualité : qualité du savoir et qualité de la décision.
L’expérience française et les perspectives de partenariat avec l’IERDJ
L’Institut des études et de la recherches sur le droit et la justice est donc une forme prometteuse qui renoue une méthode et valorise une longue tradition de dialogue entre recherche et institutions de la justice. Doté de la personnalité juridique d’un « groupement d’intérêt public » en droit français, l’IERDJ est orienté à conserver l’indépendance scientifique – garantie – tout en assurant une gouvernance participative et plurielle – responsabilisation – dans laquelle les voix des institutions académiques, de recherche et de justice sont pleinement portées. Également engagé sur le plan international et européen, il vise à maintenir cette tradition d’excellence qui s’était traduite par la construction d’un réseau de contacts et de collaborations transculturels et trans-nationaux. Les objectifs sont les suivants : définir, animer et évaluer des programmes de recherche qui sont financés sur la base d’appels régulièrement publiés ; identifier avec les équipes de recherche de référence sur des thèmes spécifiques les formes de dialogue susceptibles de maximiser l’exploitation des résultats de la recherche dans la promotion de la qualité de la juridiction et de l’administration de la justice.
Notre pays a une longue tradition de dialogue entre la recherche et la justice. La rencontre entre les institutions du droit et de la justice et les institutions académiques et scientifiques est l’un des traits distinctifs des vingt premières années du XXIe siècle en Italie. Elles se caractérisent dans les différents sièges d’arrondissement, de district et dans les instances centrales de la gouvernance judiciaire par un dialogue croissant entre recherche et activités d’innovation organisationnelle. Pendant longtemps, cependant, il a manqué une métrique globale dictant le rythme et les étapes du cycle de la connaissance qui, à partir de la recherche, se reflète dans les organisations et qui, à partir de ces dernières, renvoie de nouvelles questions à la recherche. Le fort héritage de cette période de vingt ans est caractérisé par l’existence de formes de dialogue scientifique entre les universités et les juridictions qui, ayant atteint aujourd’hui leur expression systémique dans diverses expériences de portée nationale et situées dans une perspective européenne, fixent les valeurs et les objectifs stratégiques communs: valorisation des connaissances, déclinaison de la recherche dans une rationalité pratique de contexte, succession des meilleures expériences innovantes sous forme d’exemples d’une méthode de gouvernance du changement, investissement dans les compétences et les capacités.
Le but ultime de tout cela réside certainement dans la reconnaissance de la portée archimédienne de la res publica. C’est parce qu’on veut une meilleure qualité de la vie sociale, économique et institutionnelle que la recherche et la justice se rencontrent pour trouver ensemble, dans un parcours ouvert, les solutions les plus efficaces aux problèmes qui se profilent progressivement à l’horizon : si l’on parlait jusqu’ici d’efficacité de la gestion,, il faut ajouter aujourd’hui les questions de la durabilité environnementale, de la prévention des risques, de la valorisation du bien-être organisationnel, de l’optimisation de l’utilisation de la technologie digitale non comme simple ressource, mais comme un catalyseur du changement. Dans ce dialogue, il y a une contribution destinée à marquer la trajectoire qui s’est déroulée entre les différentes formes de planification, à l’interface entre la recherche et les institutions judiciaires : il s’agit de la tentative et du raffinement progressif des méthodes visant à placer le citoyen, ses besoins et son potentiel de croissance économique, sociale et culturelle au centre des politiques institutionnelles de qualité.
https://www.questionegiustizia.it/articolo/qualita-della-ricerca-qualita-della-giurisdizione
Traduction Alice Lacchei