Enjeu majeur de la justice du XXIe siècle, la dématérialisation répond à une attente de la population en même temps qu’elle soulève certaines réticences. En effet, son développement ne saurait se faire au détriment du droit fondamental d’accéder au tribunal notamment au regard des populations les plus vulnérables. C’est de cette réflexion primordiale qu’a abouti la recherche « Le parcours usager des justiciables face aux aspects numériques des procédures judiciaires », menée par Audrey Damiens et Stéphanie Mauclair. Rencontre avec deux chercheuses qui tentent, à travers ce travail de recherche inédit, de proposer des leviers pour améliorer voire créer ce parcours idéal.
Il est très vite apparu que les propositions d’un parcours numérique du justiciables se heurteraient nécessairement au manque de compétences, aux difficultés d’accès et d’utilisation d’Internet comme des outils numériques.
Stéphanie Mauclair
À court terme, apporter quelques modifications aux outils développés par les autorités publiques semble une nécessité. Il s’agirait de les simplifier, tant numériquement – même s’ils se sont révélés globalement adéquats sur ce point – que juridiquement.
Audrey Damiens
Comment expliquer le décalage entre un parcours usagers théorique et la réalité du parcours vécu par les usagers ?
Stéphanie MAUCLAIR : Il n’est pas aisé d’expliquer ce décalage difficilement saisissable notamment du fait de la grande subjectivité qui est nécessairement à l’œuvre lorsque l’on cherche à apprécier le vécu d’une personne. La réflexion menée sur la réalité du parcours fait nécessairement appel à une appréciation subjective de la situation. Par nature, la plupart des usagers va se sentir vulnérable face à une situation litigieuse. Le simple fait de réaliser des démarches qui ont trait à la justice est perçu comme une situation complexe … À cela s’ajoute l’importance des démarches tant quantitativement que qualitativement et l’opacité parfois ressentie de la justice. Nous avons également relevé que la multiplicité des sources d’informations existantes, parfois contradictoires ainsi que les différents services qui, isolement peuvent avoir un intérêt mais qui du fait de leur foisonnement peuvent créer chez le justiciable un sentiment de confusion, n’aident pas celui-ci à bien appréhender le parcours.
Audrey DAMIENS : Effectivement, il est difficile d’expliquer précisément et de façon certaine ce décalage. Ce que l’on a pu constater, c’est déjà que les outils développés par les autorités publiques et devant constituer ce parcours usager théorique n’étaient pas toujours adaptés. Ils sont une avancée majeure dans la création de ce parcours – lequel aujourd’hui n’en est finalement qu’à ses balbutiements –, c’est indéniable. Mais ils ne rencontrent pas le succès escompté pour diverses raisons. C’est un premier élément à mon sens, car un parcours théorique ne pourra fonctionner pleinement qu’avec des outils efficaces et qui apportent de façon claire les réponses que les usagers attendent. Le second élément qui explique ce décalage est le fait que le parcours théorique numérique, par définition, met de côté les personnes qui ont des difficultés avec l’outil numérique lui-même. La société est de plus en plus numérisée, certes, mais cela ne signifie pas que tous les citoyens sont capables, pour une raison ou pour une autre, de suivre un parcours numérique qui plus est lorsqu’on ajoute à la difficulté technique la problématique du droit qui n’est pas toujours très accessible et compréhensible également.
Quels sont les principaux freins identifiés dans le parcours usager des justiciables interrogés ?
S.M : Le premier frein évident mis en avant tient à l’illectronisme, à l’exclusion numérique d’une partie des usagers. Il est très vite apparu que les propositions d’un parcours numérique du justiciables se heurteraient nécessairement au manque de compétences, aux difficultés d’accès et d’utilisation d’Internet comme des outils numériques. Les trois points de vue pris dans l’étude, juridique, linguistique et psychosociologique se sont très vite rejoint sur ce constat. L’autre frein concomitant est celui de la vulnérabilité face à la norme. La diversité des sources d’informations pour ceux qui ont accès à l’outil informatique et la difficulté d’avoir des informations pour les autres, sont un des freins à ce parcours. L’accès au droit, s’il passe par l’accès aux ressources juridiques, tient aussi à sa compréhension et à sa lisibilité. Le droit est complexe et comme nous l’avons dit précédemment, la vulnérabilité des justiciables face à la situation qui les concerne rend encore plus délicate l’accès au droit et aux réponses qui les touchent personnellement.
A.D : Les différents entretiens ont révélé plusieurs freins. Le premier, et le plus présent dans les réponses recueillies, a trait à la vulnérabilité face à l’outil numérique lui-même. Cela est ressorti très nettement de l’ensemble des analyses menées, et était un véritable point commun entre les points de vue juridiques, psychosociaux et linguistiques lesquels sont les trois disciplines mobilisées dans cette recherche. Cela rejoint le problème déjà connu de l’illectronisme. Les chiffres, révélés par les autorités lors de la crise sanitaire, sont très parlants. Et nécessairement, si vous rencontrez des difficultés avec l’outil numérique, ce sera un frein, voire un obstacle insurmontable. C’est ce qu’il faut éviter, car ce qui est en jeu ici, c’est l’accès au droit et à la justice, droit fondamental. Lorsque cet obstacle est surmonté, un autre frein apparaît lié, cette fois-ci, au domaine juridique : c’est la difficulté de la connaissance juridique et de la fiabilité de l’information. Accéder au droit, c’est aussi le comprendre. Et sur ce point, certains usagers nous ont fait part de réelles difficultés, et d’un besoin de rencontrer l’humain pour avoir une explication claire et s’assurer qu’ils avaient bien compris, ce que l’outil numérique ne permet pas vraiment, y compris pour des sites qui leur sont normalement destinés. Et tout cela, c’est sans compter la masse d’informations disponibles sur internet, informations qui ne sont pas toujours fiables.
À la lumière de votre recherche, quelles propositions permettraient d’améliorer sensiblement le parcours usager des justiciables ?
S.M : Paradoxalement, peut-être, mais de manière assumée, nous sommes très rapidement venus à la conclusion que le parcours usagers pour le justiciable ne pourrait pas être complètement numérique. L’humain doit garder sa place. Les justiciables sont à la recherche d’un accompagnement physique durant leur parcours et il parait difficile de passer au tout numérique. Par ailleurs, il apparait nécessaire de simplifier les outils numériques mis à disposition en revoyant leur ergonomie et en prévoyant un usage novice et expert. A plus long terme, l’amélioration du parcours numérique passera par l’éducation de la population à la fois au droit et à l’outil numérique. Il s’agit ici de chercher à remédier à l’une des vulnérabilités à sa source.
A.D : À court terme, apporter quelques modifications aux outils développés par les autorités publiques semble une nécessité. Il s’agirait de les simplifier, tant numériquement – même s’ils se sont révélés globalement adéquats sur ce point – que juridiquement. Des mises à jour plus régulières, et des informations plus complètes sur « justice.fr » se révéleraient également être un moyen d’améliorer le parcours usager des justiciables. L’une des stratégies développées par les usagers est évidemment d’aller chercher un accompagnement. Et là aussi, des efforts d’amélioration sont nécessaires. Il ne s’agit pas d’augmenter l’offre, qui est déjà, finalement, très diversifiée. Mais justement, l’usager – tout comme nous lorsqu’on nous avons mené cette recherche – peut s’y perdre. Elle manque de clarté, de lisibilité. Et les accompagnants n’ont pas toujours la formation adéquate. À plus long terme, c’est l’éducation des populations qui sera la meilleure piste d’amélioration. Éducation des populations à l’outil numérique dans cette dimension de démarches administratives et juridiques. Mais aussi éducation des populations à la recherche des informations fiables. Cela passera par une visibilité plus grande des sites gouvernementaux, et un encadrement plus strict des sites commerciaux qui entendent permettre aux justiciables de saisir la justice en ligne moyennant le paiement d’une certaine somme d’argent.