L’IERDJ a publié en 2023 un appel à projets de recherche sur le thème des « besoins, demandes et attentes de justice ». Inscrit dans un programme de travail pluriannuel, cet appel à projet sera publié tous les six mois jusqu’en 2025. Conformément à sa mission de structuration et de stimulation d’un champ de réflexion pluridisciplinaire et international, l’Institut accompagne cette démarche de recherche d’une série d’ateliers d’exploration des questions, terrains et travaux de nature à documenter ce champ d’étude et à susciter la production de connaissances nouvelles et originales sur ce thème.
La sixième et dernière séance de notre cycle d’ateliers sur les « besoins, demandes et attentes de justice » s’est tenue le 21 mai 2024 dans les locaux de l’IERDJ. Nous recevions Fabien Raynaud, conseiller d’Etat, Président adjoint de la Section des Etudes, de la Prospective et de la Coopération du Conseil d’Etat, et Lorraine Acquier, responsable des relations presse, des partenariats et des évènements au sein de la direction de la communication du Conseil d’Etat.
Fabien Raynaud a présenté lors de cet atelier les résultats de l’étude annuelle « L’usager du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique » publiée en septembre 2023, par laquelle le Conseil d’Etat a cherché à déterminer si l’action publique parvient encore à atteindre ses destinataires, les usagers, en portant notamment attention au service public de la justice, administrative comme judiciaire.
Lorraine Acquier a également présenté le dispositif numérique d’écoute citoyenne en cours d’élaboration au Conseil d’Etat pour donner suite aux recommandations formulées dans l’étude, dans le cadre d’une démarche d’amélioration du service rendu par la juridiction administrative. Cette plateforme permettra aux requérants d’évaluer leurs relations avec la justice administrative tout au long du parcours de leurs recours.
Pourquoi le Conseil d’Etat a-t-il décidé de réaliser une étude sur le thème du « dernier kilomètre » des politiques publiques et qu’est-ce que cela signifie ?
Fabien Raynaud : Je dirai d’abord quelques mots de nos études et de leurs particularités. La mission d’études a été confiée au Conseil d’Etat par le Général de Gaulle après la crise de l’arrêt Canal en 1962. Par un décret du 30 juillet 1963, le Gouvernement l’a chargé, en s’appuyant sur ses deux traditionnelles missions constitutionnelles contentieuse et consultative, d’une nouvelle mission : formuler des propositions afin d’améliorer l’action des pouvoirs publics. C’est l’objet des études, réalisées de longue date par la Section du rapport et des études, qui est devenue en mars dernier[1], la Section des études, de la prospective et de la coopération, nom plus conforme aux missions qui lui sont dévolues. Ces études sont de deux sortes : celles qui nous sont commandées par le Premier ministre et les études annuelles, qui sont réalisées chaque année et auxquelles les membres de la Section travaillent toute une année ; le Conseil d’Etat en choisit le thème, en toute liberté, et agit alors comme un laboratoire d’idées. Le Gouvernement n’est évidemment jamais obligé de mettre en œuvre nos propositions, mais nous attachons évidemment de l’importance à leur suivi et effectuons, depuis plusieurs années déjà, le bilan et l’évaluation de leur mise en œuvre dans notre rapport d’activité[2].
Née dans le domaine de la logistique, l’expression « dernier kilomètre » renvoie plus métaphoriquement, appliquée à l’action publique, à la question de savoir si politiques et services publics au sens large atteignent effectivement les publics qu’ils visent et les objectifs qu’ils se sont fixés.
Pour l’année 2023, le Bureau et le Vice-président du Conseil d’Etat ont choisi parmi quatre ou cinq thèmes celui du « dernier kilomètre » de l’action publique, une formule qui a marqué les esprits. Née dans le domaine de la logistique, l’expression renvoie plus métaphoriquement, appliquée à l’action publique, à la question de savoir si politiques et services publics au sens large atteignent effectivement les publics qu’ils visent et les objectifs qu’ils se sont fixés. C’est une problématique à laquelle le Vice-président est très attaché, rappelant souvent que le Conseil d’Etat est la « Maison du service public ». Le titre exact de l’étude, « L’usager du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique », en livre l’essence. Certes, d’autres initiatives ont porté sur les usagers et nous nous étions nous-mêmes déjà intéressés au fonctionnement des politiques publiques, par exemple récemment dans notre étude 2020 sur l’évaluation des politiques publiques[3]. Mais l’originalité de cette étude est qu’avec elle nous avons cherché à inverser le regard sur l’action publique, en partant des usagers eux-mêmes, au sens large, de tous ceux qui sont une cible de l’action publique. Nous n’avons jamais cherché à juger des choix de politiques publiques. Nous avons en revanche voulu déterminer si tel public est effectivement atteint par les politiques publiques mises en œuvre et si oui, grâce à quoi ; et si non, à cause de quoi.
La mission donnée était très large, tous les champs de l’action publique étant concernés, tous les acteurs aussi, Etat, collectivités territoriales, opérateurs… il nous a donc fallu renouveler notre méthode traditionnelle d’auditions et de cycles de conférences publiques. Nos auditions ont été plus nombreuses que jamais, plus de 250 contre une cinquantaine habituellement, en tout petit équipage et à huis clos, sans compte-rendu ni procès-verbal d’audition, ce qui permet aux personnes auditionnées de parler franchement et avec une grande liberté de parole, atout précieux pour mieux comprendre la réalité des difficultés des politiques publiques. Nous sommes sortis aussi des murs du Palais Royal en effectuant des déplacements dans des départements pendant plusieurs jours. Il nous semblait indispensable de rencontrer les acteurs qui mettent en œuvre les politiques publiques sur place, mais aussi les usagers de ces politiques publiques, de ces services publics.
Comme nous nous sommes intéressés à l’ensemble du spectre de l’action publique, donc aussi à la justice, et notamment à celle que nous rendons, nous avons également, pour se poser la question de savoir si la justice administrative parvient bien à remplir son dernier kilomètre, envoyé des questionnaires aux magistrats administratifs, ainsi qu’au Conseil national des barreaux, à l’ordre des avocats aux Conseils, et aux barreaux sur le territoire, mais aussi organisé un webinaire avec les magistrats du ressort d’une Cour administrative d’appel, en l’occurrence celle de Douai.
Quelles sont les conclusions de l’étude s’agissant du service public de la justice ?
Fabien Raynaud : Les conclusions de l’étude soulignent deux grandes tendances. D’une part, en partant des usagers, nous avons constaté que leurs attentes ont beaucoup changé, qu’elles se sont, d’une certaine manière, alignées sur les attentes à l’égard du secteur privé. Pour beaucoup de nos concitoyens, si une société privée parvient à les livrer chez eux en 24 heures, pourquoi ne pourraient-ils pas attendre la même efficacité du service public ? Les usagers sont aussi beaucoup plus diversifiés qu’auparavant, il n’est donc plus possible de toucher tout le monde partout de la même façon. En outre, le besoin de service public s’est modifié. En matière de justice, les attentes ont changé aux deux bouts du spectre. Les petites villes sont désormais concernées par la grande criminalité et ont des attentes à cet égard ; dans le même temps, certains conflits de voisinage ne se résolvent plus avec le maire ou avec un médiateur traditionnel (le curé ou l’instituteur pour simplifier) et il est de plus en plus fait appel à la police et à la justice.
Pour beaucoup de nos concitoyens, si une société privée parvient à les livrer chez eux en 24 heures, pourquoi ne pourraient-ils pas attendre la même efficacité du service public ?
D’autre part, les services publics eux-mêmes ont évolué, souvent en bien du point de vue du dernier kilomètre, si l’on songe à la décentralisation et au numérique. Mais cela a aussi conduit une partie des usagers sur le bord du chemin, notamment avec la généralisation du numérique. Face à une organisation administrative plus complexe, certains usagers ne s’y retrouvent plus. La fracture numérique, l’illectronisme éloignent également une partie non négligeable des usagers, notamment les personnes âgées qui tombent dans la dépendance en ne pouvant plus effectuer certaines démarches en ligne, mais aussi des jeunes, de façon plus surprenante de prime abord.
Et puis des pratiques structurelles de l’Etat, telles que la passion pour la norme, le travail en silo, les effets pervers du renforcement de l’évaluation des politiques publiques après la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour n’en citer que quelques-uns, ont nui au dernier kilomètre. Il y a l’effet réverbère, quand on se concentre sur la partie de l’action visible mais pas sur le reste, l’effet « mistigri », quand on renvoie l’usager ailleurs lorsque le cas à traiter apparaît compliqué, etc.
Tout cela a conduit au creusement d’un fossé entre les usagers et les politiques publiques, ce que mettait en évidence, dans le domaine judiciaire, le rapport du comité des Etats généraux de la Justice en juillet 2022. Fort heureusement, les personnes publiques en sont conscientes et ont déjà entrepris certaines réformes, pensons par exemple aux Maisons France Services qui ont permis de rapprocher les usagers des services publics ou aux récentes réformes de la justice par les lois organique et ordinaire du 20 novembre 2023. C’est aussi la préoccupation de la juridiction administrative de faciliter la vie des justiciables notamment en réduisant la complexité qui pèse sur eux qui l’a conduite à mener une série d’actions concrètes : mettre à la disposition des justiciables, dans les contentieux sociaux, des formulaires de recours préremplis, développer le recours à la médiation depuis 2016, prononcer régulièrement des injonctions d’office sur le fondement de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice pour assurer la pleine effectivité des décisions rendues, développer les procédures orales d’instruction comme le permet le décret du 9 janvier 2023.
Il reste que, globalement, malgré cette prise de conscience et les efforts entrepris, persiste, à cause de cette difficulté à couvrir le dernier kilomètre, une crise de confiance dans l’action publique qui est préoccupante. L’étude souligne ainsi « l’urgence à agir rapidement et de façon plus massive encore pour mettre l’usager au cœur de l’action publique ». C’est un enjeu d’efficacité et une exigence démocratique. C’est donc ce qui anime les propositions de l’étude.
Quelles sont les recommandations de l’étude pour améliorer le service public de la justice ?
Fabien Raynaud : De manière générale, nous formulons 12 propositions, selon trois axes : la proximité, le pragmatisme et la confiance. Nous ne proposons surtout pas d’inventer de nouvelles normes ou d’ajouter de nouveaux acteurs à un paysage déjà complexe ; nous ne suggérons pas davantage de réformes miracles. Nos propositions sont volontairement modestes, elles n’ont rien de spectaculaires ! Mais, mises bout à bout, nous pensons qu’elles constituent une nouvelle méthode de l’action publique, laissant largement l’initiative aux acteurs de terrain. Ces propositions, je veux le souligner, s’inspirent toutes des bonnes pratiques que nous avons observées sur le terrain ou en administration centrale. Cette étude, c’est un peu comme un tour de France de ce qui fonctionne bien et de ce qui fonctionne moins bien. Avec la difficulté du passage à l’échelle : comment reproduire les bonnes pratiques observées ? Comment élargir les expériences qui sont des succès ? Il n’y a, au fond, pas de recette unique et certains dispositifs réussis ne peuvent qu’être spécifiques à certaines réalités locales.
De manière générale, nous formulons 12 propositions, selon trois axes : la proximité, le pragmatisme et la confiance.
Avec la proximité, le premier axe de nos propositions, il s’agit de rapprocher les services publics des usagers. Rapprocher les services publics, c’est notamment repérer et accompagner de façon précoce les personnes les plus vulnérables. Il s’agit notamment des femmes victimes de violence, violences sexuelles et violences conjugales, les statistiques en la matière demeurant préoccupantes malgré l’existence de mesures prises pour lutter contre ces violences. L’étude souligne la nécessité d’actions de nature à renforcer le repérage et l’accompagnement de ces victimes. Elle propose également, faute de disposer à ce stade d’outils informatiques permettant un suivi des dossiers judiciaires par personne et non par procédure, de mobiliser les assistants de justice dans les tribunaux judiciaires, à l’instar de ce qui se fait au tribunal judiciaire de Bobigny, afin de créer de la fluidité dans le suivi des situations et de réduire les délais d’intervention entre les différents cabinets de magistrats.
Il s’agit également d’aller vers les usagers. A côté du développement des maisons France Services et des maisons de Justice et du Droit, comme en Seine-Saint-Denis, l’étude souligne l’intérêt de certaines initiatives prises dans le sens de la proximité. Le ministère de la justice a ainsi déployé un bus du droit dans la métropole lyonnaise et créé des audiences foraines de justice en Polynésie française. Les ministères de la justice et de l’intérieur ont ensemble permis la mise en place d’une pirogue du droit en Guyane à laquelle participent avocats, juristes et magistrats administratifs ou judiciaires, ainsi que des pirogues rattachées aux sous-préfectures de Saint-Laurent du Maroni et de Saint-Georges de l’Oyapock.
Il faut à la fois être proche physiquement des usagers, faire certes du numérique bien sûr, mais offrir aussi un accueil physique, un accueil téléphonique, un lien par courrier. C’est aussi développer le sur mesure, s’adapter aux usagers, aux territoires. L’étude souligne l’impératif de proximité, de « l’aller vers », voire de « l’aller chez » les usagers, notamment dans le domaine de l’action sociale. A cet égard, pour prendre un exemple concret, les entretiens giratoires mis en place à la CAF de l’Hérault sont une initiative intéressante qui a permis de réduire le non recours aux prestations sociales dans ce département.
Nous avons aussi identifié des bonnes pratiques et des sources d’inspiration du côté des juridictions judiciaires. Soucieux de connaître la perception des justiciables sur l’intervention de la justice, des chefs de juridiction ont mené, localement, des expériences de nature à les éclairer sur les attentes des justiciables. Le tribunal de grande instance d’Angoulême a été la première juridiction européenne à mettre en œuvre en 2010 le questionnaire élaboré par la « Commission européenne pour l’efficacité de la justice » (CEPEJ) du Conseil de l’Europe. Les résultats obtenus ont permis de mettre en lumière le manque de lisibilité de la signalétique et du dispositif d’aide et d’accompagnement des victimes au sein du tribunal, et d’y apporter des améliorations. Nous avons échangé avec les chefs de juridiction qui ont diffusé cette bonne pratique au tribunal judiciaire de Lyon et l’ont enrichie dans le cadre d’un partenariat avec le barreau et la faculté de droit lyonnais. Les rencontres qu’ils ont organisées avec des lecteurs de la presse quotidienne régionale ont mis en évidence des attentes très concrètes et matérielles des usagers, et pas tellement sur l’indépendance des juges. Les usagers par exemple ne connaissaient pas le bureau d’accueil des victimes, le BAV, qui était peu identifié et en outre, peu accessible au sein de la juridiction.
Qu’en est-il des deuxième et troisième axes de vos propositions ?
Fabien Raynaud : Notre deuxième série de propositions tourne autour des enjeux de pragmatisme. Elle nous conduit à questionner la façon de concevoir l’action publique pour atteindre le dernier kilomètre. Pour être sûre d’atteindre ses objectifs, l’action publique doit répondre aux problèmes qui se posent réellement aux usagers. Il importe pour ce faire de les écouter et de construire avec eux des solutions adéquates. C’est le sens du comité des usagers mis en place au sein du tribunal judiciaire de Lyon, une initiative inédite au niveau national[4].
Il ne s’agit pas d’être dans l’innovation constante, mais de faire fonctionner ce qui marche bien, souvent depuis longtemps, et auquel les usagers sont attachés.
En outre, les pouvoirs publics doivent absorber, autant que faire se peut, la complexité du système, sans la faire reposer sur l’usager. Il s’agit d’amplifier les initiatives déjà prises en ce sens, telles que le dispositif du « Dites-le nous une fois » ou le droit à l’erreur. C’est aussi mettre le service public au cœur du pilotage, remettre même l’idée de sa maintenance au cœur de l’action. La maintenance, ce n’est peut-être pas très chic, mais c’est ce qui fait fonctionner la machine ! Il ne s’agit pas d’être dans l’innovation constante, mais de faire fonctionner ce qui marche bien, souvent depuis longtemps, et auquel les usagers sont attachés.
Faire confiance enfin, selon notre troisième axe de propositions. La confiance se manifeste de différentes manières. Il importe tout d’abord de sortir de la culture de la verticalité pour laisser des marges de manœuvre aux acteurs qui exécutent l’action publique, c’est-à-dire assumer une plus grande subsidiarité. Cela suppose d’écrire différemment les normes, en fixant des principes généraux et en laissant davantage de capacité de choix aux acteurs de terrain.
Il est indispensable ensuite de porter toute l’attention nécessaire aux acteurs publics au sens large du terme et de leur donner les moyens de contribuer à la réussite du dernier kilomètre. Il peut s’agir du rôle des médiateurs et usagers-pairs. Les logiques d’apprentissage croisé sont au cœur de certains programmes de formation continue. Au ministère de la justice, cette approche préside au développement de l’« intervision », inspirée de pratiques néerlandaises, qui consiste à ce que deux magistrats assistent mutuellement à leurs audiences respectives et se fassent part de leur retour d’expérience pour améliorer leurs pratiques vis-à-vis des justiciables.
C’est également s’appuyer sur les agents et les acteurs de terrain, sortir de la logique du « mistigri » et passer à une culture de la coopération. A Douai, le maire réunit régulièrement les balayeurs municipaux qui sont de véritables ambassadeurs de terrain et qui en même temps lui font remonter les signaux faibles locaux. Côté justice là encore, l’initiative prise par le procureur de Lyon d’organiser des réunions régulières avec les maires afin de percevoir les irritants locaux de la délinquance pour y consacrer son action nous a semblé intéressante. Par exemple, à Vaulx-en-Velin, l’un de ces irritants était la mécanique sauvage sur la voie publique qui génère bruit, trafic et pollution. Ce ne sont a priori pas des infractions très sérieuses du point de vue du parquet, mais cela constitue un vrai problème localement. Cette prise de conscience des acteurs locaux a conduit à la conclusion d’un protocole d’action signé en décembre 2020 entre la maire de Vaulx-en-Velin, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Lyon, le directeur départemental de la sécurité publique du Rhône et le directeur territorial de la protection judiciaire de la jeunesse. Elle a permis la mise en œuvre de mesures adaptées – toute personne verbalisée par la police municipale est systématiquement convoquée pour un avertissement pénal et citoyen devant un délégué du procureur et un représentant de la mairie – et une baisse remarquable de la délinquance associée a ainsi été constatée sans mise en œuvre de mesures spectaculaires. Cela peut être enfin être le recours au mécanisme des start-up d’Etat qui s’appuient sur la créativité des agents de terrain et passent par des expérimentations avant de décider de la généralisation d’un dispositif préalablement testé in concreto[5].
Quelles recommandations propres au service public de la justice administrative avez-vous proposées ?
Fabien Raynaud : Nous avons en effet entendu « balayer devant notre porte » et nous avons fait des propositions pour améliorer le service public dont nous sommes chargés en tant que juge administratif suprême et comme gestionnaire de l’ensemble des juridictions administratives. Pour la justice administrative, il faut saisir l’opportunité de faire remonter plus vite les difficultés constatées à travers nos deux activités, contentieuse et consultative, qui permettent de voir ou, comme avec un thermomètre, de prendre la mesure des difficultés. Au consultatif, il nous est apparu indispensable que les études d’impact des projets de textes dont nous sommes saisis pour avis comportent un volet « faisabilité » pour voir comment telle réforme va fonctionner sur le terrain, ce qui suppose pour les administrations centrales d’avoir réalisé des tests au préalable. On l’a vu avec le prélèvement à la source de l’imposition sur le revenu. Les usagers ont trouvé que cette réforme avait finalement bien fonctionné. Nous nous sommes demandés pourquoi et nous avons creusé cette question. Il apparait que la clé de cette réussite a été que cette réforme a d’abord beaucoup été testée, et même reportée lorsque l’on a estimé que l’on n’était pas complètement prêts, en assumant ainsi – courageusement – qu’il fallait prendre le temps de la préparer pour qu’elle fonctionne au mieux.
Nous avons aussi parmi nos propositions porté une attention particulière à l’exécution des décisions du juge administratif.
D’autres propositions d’amélioration du dernier kilomètre de notre service public sont plus spécifiques. Il s’agit notamment de renforcer le recours à l’aide juridictionnelle des bénéficiaires de prestations sociales qui y recourent très peu, de développer un format « facile à lire et à comprendre » pour renforcer le niveau de suivi des formulaires de régularisation adressés par les juridictions aux requérants en la matière, de travailler sur les avis d’audience pour inciter les requérants à s’y rendre notamment dans les contentieux sociaux où l’audience est fondamentale, les échanges oraux entre les parties permettant souvent de lever les incompréhensions entre les parties, ou encore de doter le juge d’un pouvoir d’injonction à la médiation, qui peine encore à rentrer dans la culture de certaines administrations.
Nous avons aussi parmi nos propositions porté une attention particulière à l’exécution des décisions du juge administratif. Malgré de nombreuses avancées dans ce domaine, nous avons notamment constaté que lorsque l’Etat est condamné à payer une somme d’argent, la procédure d’exécution n’était pas toujours très efficace. Nous avons, pour concrétiser cette proposition, mis en place un groupe de travail. Et comme vous l’indiquiez, nous avons également proposé la mise en œuvre d’une plateforme citoyenne, une plateforme d’écoute des justiciables.
Qu’est plus précisément cette plateforme citoyenne et en quoi participera-t-elle de l’amélioration du service public de la justice administrative ?
Lorraine Acquier : Pour mettre en œuvre cette proposition de l’étude, nous avons identifié tous les points de contact entre la justice administrative et ses requérants, du dépôt de leurs requêtes jusqu’au jugement de leurs affaires. Et nous avons décidé de nous focaliser sur trois enjeux. Celui de l’exemplarité du service public d’abord. Celui de la proximité : le juge administratif est avant tout un juge du quotidien, que l’on songe aux contentieux du permis de construire, de l’action sociale, de l’école. Il doit donc se rendre le plus accessible possible. L’enjeu de l’utilité enfin, c’est-à-dire pouvoir utiliser les résultats du fonctionnement de la plateforme afin de faire émerger des propositions concrètes d’amélioration de la relation entre les justiciables et nos juridictions.
Notre ambition est de parvenir à élaborer une synthèse qui restitue l’essentiel des réponses recueillies auprès des justiciables et de faire des propositions d’amélioration par la suite.
Comment avez-vous conçu cette plateforme ?
Lorraine Acquier : L’objectif de la plateforme citoyenne n’est pas seulement de savoir si les justiciables sont satisfaits, ils peuvent d’ailleurs l’être même s’ils n’ont pas obtenu satisfaction dans un litige dès lors que la décision rendue est bien comprise par eux. Il s’agit plutôt de déterminer les stades auxquels le besoin d’information des usagers se fait sentir dans leur contact avec les juridictions, d’améliorer notre façon d’expliquer certains points aux justiciables, par exemple de leur donner les clés pour comprendre pourquoi ils obtiennent l’aide juridictionnelle en première instance, mais pourquoi, à condition de ressources égales, ils ne peuvent pas forcément en bénéficier devant le Conseil d’Etat. C’est aussi mesurer la satisfaction à l’égard du fonctionnement du service, se rapprocher des justiciables en améliorant leurs conditions d’accueil et le degré d’écoute à leur égard et in fine faire en sorte qu’ils soient toujours le mieux traités possible. Cela peut sembler une évidence, mais en pratique il n’est pas toujours aisé d’y parvenir. Notre ambition est de parvenir à élaborer une synthèse qui restitue l’essentiel des réponses recueillies auprès des justiciables et de faire des propositions d’amélioration par la suite.
Nous avons pris le parti de commencer par-là, de conduire une démarche du quotidien avec nos usagers : les justiciables.
Qui avez-vous associé à ce projet ?
Lorraine Acquier : Ce projet de plateforme est une grande révolution pour nous. Car, en interne, il a pu y avoir une forme de crainte à l’égard du contrôle qui pourrait être opéré sur notre travail. Il nous fallait donc bien accompagner ce projet de plateforme, le démystifier en quelque sorte, rassurer nos services, nos greffiers, les convaincre de l’utilité et de l’importance de permettre que les justiciables puissent porter un regard extérieur sur l’ensemble de la chaîne de travail contentieux. Et, en externe, nous avons également rapidement associé les avocats afin d’éviter, là encore, qu’ils puissent penser que l’on entendait, avec cet outil, porter en quelque sorte un jugement sur leur travail.
Nous avons mis en place un groupe de travail composé de tous les « corps de métiers » de la juridiction administrative pour nous aider à identifier les points de contact avec les justiciables. Nous voulions des gens « à la mine » si vous me passez l’expression, des personnes qui soient vraiment dans les métiers de contact avec les justiciables, qui les ont au téléphone, notamment les greffiers de toutes les juridictions de la première instance à la cassation. Nous n’avons pas associé en tant que tels des sociologues ou des professeurs de droit car notre démarche est à ce stade volontairement modeste et finalement assez pragmatique. Elle est moins à rapprocher de l’enquête sur les Français et la justice qui a déjà été réalisée côté justice judiciaire qu’orientée vers une approche métier. Nous avons pris le parti de commencer par-là, de conduire une démarche du quotidien avec nos usagers : les justiciables.
Le projet de plateforme, c’est aussi une révolution en ce qu’il réunit des services et des personnes qui n’ont pas pour habitude de travailler ensemble au quotidien. Nous nous sommes aperçus rapidement que chacun agissait, dans le traitement de ses missions spécifiques au sein des juridictions administratives, y compris au Conseil d’Etat, dans son « couloir de nage » et que peu avaient véritablement une connaissance du processus d’ensemble, de ce qui est dit concrètement aux justiciables dans leurs différents échanges avec les juridictions administratives. Ce sont des obstacles que nous nous sommes efforcés de surmonter pour assurer la réussite du projet. Il nous a fallu dégager des positions communes entre les différents services impliqués dans ce projet, plus largement mutualiser nos informations et nos compétences, pour éviter nous aussi, conformément aux recommandations de notre étude, de travailler en silo, de chasser le « mistigri » .
La section des études de la prospective et de la coopération, dont les rapporteurs ont rédigé l’étude, et la direction de la communication du Conseil d’Etat, chargée de l’élaboration de la plateforme, ont également rencontré le président de la section du contentieux et travaillé avec la mission d’inspection des juridictions administratives qui a par ailleurs déjà mis en place d’autres groupes de travail, notamment sur l’écriture des courriers adressés aux justiciables. Le contenu des courriers aux justiciables, personne ne s’y intéressait vraiment jusqu’à récemment, ni les greffiers qui les envoient, ni les magistrats qui ne sont pas en prise directe avec les justiciables. C’était un angle mort. Nous avons aussi associé la direction des services informatiques du Conseil d’Etat, notamment pour les aspects techniques et pour la question de la protection des données et de la gestion du consentement des usagers interrogés. A l’extérieur, l’ordre des avocats et les barreaux ont été allants pour participer au projet en nous faisant remonter les questions les plus fréquentes des justiciables, qui sont également les clients des avocats.
Fabien Raynaud : Il faut aussi garder à l’esprit que la justice administrative est, par rapport à la justice judiciaire, bien moins identifiée par le grand public lorsque celui-ci n’a pas eu l’occasion d’engager une action devant une juridiction administrative. C’est pourquoi nous avons décidé de commencer ce travail par le public requérant. Mieux vaut moins, mais mieux, c’est ce que nous disons dans l’étude ! Il faut mettre les moyens en regard et en adéquation avec les objectifs que l’on se fixe, en ce qui nous concerne en retenant une approche synthétique, plutôt que par indicateurs, de la mesure de la satisfaction des usagers. Nous essayons de le faire en nous inspirant aussi des initiatives intéressantes rencontrées dans la justice judiciaire. Je mentionnerai là encore les initiatives prises au tribunal judiciaire de Lyon. Le président et le procureur général ont organisé des échanges réguliers avec la population à partir de projections de films pour susciter des échanges associant des magistrats de la juridiction et le grand public dans une forme de débat proche de l’émission télévisée « Les dossiers de l’écran » qui a marqué les esprits dans les années 70/80.
Avez-vous rencontré des difficultés dans l’élaboration de la plateforme ?
Lorraine Acquier : Dans la logique « dernier kilomètre » que nous avons retenue, nous voulions aller chercher les requérants des juridictions administratives. Nous sommes donc partis de la base des requérants dont nous disposions via l’application d’échanges entre les parties « Télérecours ». Mais avec 300 000 décisions rendues chaque année, cela faisait potentiellement beaucoup de monde ! Il ne s’agissait donc pas d’envoyer le questionnaire à tous les justiciables de l’ensemble des juridictions administratives. Nous avons fait certains choix, comme celui de ne pas envoyer de questionnaire à tous les requérants des contentieux sériels. Nous avons par ailleurs identifié trois contentieux qui nous ont semblé les plus pertinents et couvrant une large diversité de requérants pour commencer : les aides sociales, le contentieux de l’impôt sur le revenu et le contentieux du permis de construire. Nous avons finalement aussi inclus les référés liberté et impliqué le bureau d’aide juridictionnelle. Nous pourrons envisager d’élargir plus tard notre enquête à d’autres contentieux.
Il nous a fallu aussi trouver un juste milieu dans les termes choisis pour interroger les justiciables entre le très juste juridiquement et le souci d’une bonne compréhension de nos questions par les usagers, le plus souvent peu rompus à l’usage d’un vocabulaire juridique technique. Pour élaborer le questionnaire et s’assurer autant que faire se peut de se faire comprendre des requérants, nous avons d’ailleurs décidé de travailler avec un tiers, une agence spécialisée dans les sondages qualitatifs. Nous avons arrêté environ 25 questions à poser aux requérants, ce qui nous semble être un maximum pour un questionnaire de cet ordre. Précisons aussi que nous visons les requérants personnes physiques, à l’exclusion des requérants qui ne sont pas des particuliers et des avocats des requérants, lesquels sont associés à l’élaboration des questions. Celles-ci porteront sur les points de contacts identifiés et retenus, c’est-à-dire les moments où le requérant se tourne vers la juridiction ou ceux où celle-ci lui demande quelque chose, qui correspondent principalement au moment du dépôt de la requête, aux échanges d’écritures entre les parties, aux demandes de régularisation, à l’opposition d’une irrecevabilité, à la convocation à l’audience et la tenue de celle-ci ou encore à la notification de la décision. Et nous aurons recours à un outil déjà utilisé par d’autres institutions pour échanger avec les citoyens.
Quand la plateforme citoyenne deviendra-t-elle opérationnelle ?
Lorraine Acquier : A ce stade, nous sommes toujours en phase de construction du questionnaire et nous affinons encore la question de la gestion du consentement des requérants sollicités avant de tester et déployer la plateforme.
A partir de vos travaux et de votre expérience, quelles seraient selon vous les perspectives de recherche à privilégier pour améliorer les connaissances sur les « besoins, demandes et attentes de justice » ?
Fabien Raynaud : Ce qui frappe c’est que ces travaux existent pour la justice judiciaire mais demeurent très limités pour la juridiction administrative. Peut-être est-ce une piste possible de recherches !
Propos recueillis par Florence Noire et Harold Epineuse
Mai 2024
Retrouvez l’ensemble des articles consacrés aux ateliers BDAJ :
Séance inaugurale : De la reconnaissance d’une justice plurielle à la mesure du sentiment de justice
Séance 1 : Les attentes des justiciables au cœur des politiques locales de justice.
Séance 2 : L’usager au cœur du service public de la justice : l’apport des travaux de la CEPEJ
Séance 3 : Une démarche d’appui aux juridictions pour mieux répondre aux besoins de justice locaux
Séance 4 : L’impact de la demande de justice sur la profession d’avocat
Séance 5 : Répartir les effectifs des juridictions au plus près des besoins de justice locaux
[1] Par l’effet du décret n° 2024-167 du 1er mars 2024 créant la section des études, de la prospective et de la coopération du Conseil d’Etat et modifiant le code de justice administrative
[2] Voir notamment la partie 3 du rapport public 2023 des juridictions administratives : https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/rapports-d-activite/rapport-public-2023-des-juridictions-administratives
[3] Conduire et partager l’évaluation des politiques publiques, Conseil d’Etat, étude annuelle 2020, La Documentation française. https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/etudes/faire-de-l-evaluation-des-politiques-publiques-un-veritable-outil-de-debat-democratique-et-de-decision
[4] Lire l’entretien de septembre 2023 de Michaël Janas et Nicolas Jacquet, alors président et procureur de la République du tribunal judiciaire de Lyon, qui ont été à l’initiative de la création d’un comité des usagers au sein de cette juridiction https://gip-ierdj.fr/fr/actualites/les-attentes-des-justiciables-au-coeur-des-politiques-locales-de-justice-entretien-avec-les-chefs-de-juridiction-de-lyon-michael-janas-et-nicolas-jacquet/
[5] Voir l’entretien réalisé en décembre 2023 avec Jean-Michel Etcheverry, inspecteur général de la justice, et Aurélie Prétat, inspectrice de la justice et intrapreneure de la start-up d’Etat A-JUST, à propos du déploiement d’un outil d’aide à la décision et de prospective à l’usage des chefs de juridictions judiciaires pour améliorer notamment les délais de traitement contentieux. https://gip-ierdj.fr/fr/actualites/une-demarche-dappui-aux-juridictions-pour-mieux-repondre-aux-besoins-de-justice-locaux/