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Laïcité : des situations très différenciées dans les pratiques selon les professionnels de Justice

Notion floue et abondamment disputée, la laïcité française se comprend essentiellement par la séparation des Églises et de l’État (opérée par la loi de 1905) et par la neutralité de l’État à l’égard des religions. La multiplication des contentieux (affaire dite de la crèche Baby Loup en 2010 et plus récemment les attentats terroristes de 2015 et l’assassinat de Samuel Paty…) ont conduit à une mobilisation de la notion, comme si la laïcité pouvait résoudre, à elle seule, tous les maux de la société, heurtée dans ses traditions et ses croyances. Pourtant, l’Observatoire de la laïcité a pu rappeler que la laïcité « c’est d’abord la liberté de croire ou de ne pas croire et la possibilité de l’exprimer dans les limites de l’ordre public et de la liberté d’autrui ». C’est dans ce contexte que le besoin d’une réflexion sur la laïcité dans le service public de la Justice s’est fait ressentir et que la Mission de recherche Droit et Justice a initié l’organisation d’un colloque sur ce sujet, poursuivie par l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice, en partenariat avec l’Association Française pour l’Histoire de la Justice. Comment appréhender la laïcité dans l’exercice de ses fonctions et sa pratique quotidienne quand on est professionnel.le de Justice ? Tel était le fil rouge de cette journée. Les échanges enregistrés sont désormais disponibles en ligne en rediffusion depuis la chaîne Youtube de l’IERDJ.

Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes Études a posé les bases du débat intellectuel autour du principe de laïcité, en retraçant son évolution historique et philosophique, éclairé par une mise en perspective internationale et un tour d’horizon de la cartographie intellectuelle actuelle en la matière. Son intervention (voir encadré) a permis de mieux cerner les enjeux que revêt la mise en application du principe au sein du service public de la justice et les éléments de réponse qu’il convient d’apporter. Il a rappelé que le principe de laïcité a beaucoup évolué en France au fil du temps, notamment entre les 19ème et 21ème siècles : après un concordat entre l’église et l’état, il évolue vers un modèle séparatiste puis, à partir des années 1960-1970 vers un « modèle partenarial » où les frontières deviennent plus poreuses et où « le privé se publicise tandis que le public se privatise ».  

Trois recherches financées par la MRDJ ont été présentées :

  • Les travaux menés par Christiane Pauti (1) montrent que le fait religieux est souvent abordé par les juges avec une vision plus pragmatique et apaisée qu’un regard externe pourrait le laisser croire. Mais cette application souple du principe de laïcité est également liée au fait que, faute de règles suffisamment claires, une certaine territorialisation de ce principe, en fonction des tribunaux et des juges existe, non seulement dans les jugements mais aussi dans la tenue de l’audience, pouvant créer une inégalité de traitement entre usagers.
  • L’enquête sur la laïcité dans la justice de Mathilde Philip-Gay (2) a confirmé quant à elle que les acteurs de la justice sont conduits à prendre en compte le fait religieux dans le cadre de leurs fonctions, et qu’ils se demandent comment respecter leur devoir d’impartialité, et le droit applicable. Comme dans l’ensemble de la société et des services publics, la recherche montre que l’on retrouve dans la Justice les mêmes questionnements et parfois les mêmes incertitudes ou controverses, quant à l’affichage de signes et symboles dans les bâtiments publics, ou bien le port de signes religieux par des personnes physiques, voire sur la radicalisation religieuse. Le point le plus surprenant de cette enquête est le degré d’incertitude et le nombre d’erreurs sur la notion juridique de laïcité qu’elle fait ressortir chez ses acteurs, toutes fonctions et professions de justice confondues : chez une large part des personnes interrogées, il existe une tendance importante à faire passer des opinions personnelles pour une règle de droit positif.
  • La recherche d’Elsa Forey qui a mené une analyse de la jurisprudence et une enquête de terrain à partir de 1989 avec Yan Laidié (3) a mis en évidence un attachement des magistrats à la neutralité, un effort qui consiste pour eux à mettre de côté leurs propres croyances (conflit personnel de loyauté). « Quand un juge met sa robe, une partie de lui-même reste au vestiaire » confiait un magistrat lors de cette enquête. Un constat partagé par Ségolène Pasquier, chargée de mission à la DAEI qui dit avoir « enfilé sa robe de neutralité » quand elle endossait sa charge de magistrate, soulevant la question de la « juste distance ».
  • Pour Anne Wyvekens et Barbara Truffin qui ont présenté le résultat de leur recherche soutenue par le Défenseur des droits (4) les juges semblent « timides » dans leurs motivations pour intégrer le fait religieux et ont tendance à le contourner pour le rendre invisible.

Il est ressorti des résultats de ces recherches une avancée timide en matière de laïcité dans les juridictions (liée notamment au fait que jusqu’à présent peu de textes ou d’outils existent pour aider les magistrats et les greffiers). Il en est de même pour la profession d’avocat. Denis Salas, magistrat et président de l’AFHJ, a déploré dans son discours conclusif « un manque d’ethos professionnel, une absence de culture commune chez l’avocat par rapport à la déontologie et l’impartialité, un manque de réflexion sur la question de la laïcité, en dépit d’une relation de proximité entre celui-ci et son client ». Si les juridictions et les avocats connaissent des avancées timides en la matière, ce n’est pas le cas de la PJJ et de l’administration pénitentiaire qui, exposées aux usagers sur la question de la laïcité et de la neutralité dans leur structuration, ont mis en place des référents et créé des outils pédagogiques. L’Administration pénitentiaire qui a l’obligation d’assurer aux détenus un libre accès au culte et en même temps celle de garantir la stricte neutralité de ses agents a facilité la venue d’aumôniers tout en garantissant la stricte neutralité de ses agents par le port de l’uniforme. A la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) la résurgence du fait religieux dans les pratiques du quotidien a nécessité un travail de réflexion, d’adaptation et de clarification des pratiques : la question des repas et de la nourriture confessionnelle, des fêtes religieuses comme le ramadan ou la question du sapin à Noël ont très rapidement poussé l’administration à mettre en place une réflexion et des outils pratiques comme un kit laïcité ou des référents laïcité pour mieux encadrer le principe et le faire appliquer par les agents astreints à cette neutralité.

En définitive, de toutes les interventions est ressorti l’existence de situations très différenciées en fonction des professionnels de Justice et la nécessité d’une harmonisation des règles. Alain Lacabarats, président de chambre honoraire à la Cour de cassation a encouragé la constitution d’un recueil de recommandations pour les professionnels de la justice. Mathilde Philip-Gay, maîtresse de conférence à l’Université Jean Moulin Lyon 3 a souligné quant à elle l’importance de la formation et du développement de cette obligation de formation qui existe depuis la loi du 24 août 2021 et a recommandé que tous les acteurs de la justice puissent être intégrés au plan laïcité.

La question de la « juste distance » semble être également partagée par tous les professionnels de la justice, celle qu’il convient de considérer entre la théorie et le terrain. Pour Denis Salas, le travail du juge joue un rôle transformateur du débat religieux. « La réflexion sur la laïcité dépend des mutations contemporaines et interroge la place du droit et de la justice dans la démocratie. Nous sommes dans un décentrement de la démocratie, en réceptionnant les attentes citoyennes, le monde judiciaire favorise l’émergence du pluralisme. L’univers religieux est transposé dans le monde judiciaire, l’on assiste à une laïcité sécuritaire, à une judiciarisation du religieux, à une laïcisation du religieux ». Et la justice y occupe une place non négligeable.

Le colloque du 18 janvier 2022est à voir ou à revoir en cliquant ici.

Encadré

Évolution historique et philosophique du concept de laïcité, éclairé par une mise en perspective internationale et un tour d’horizon de la cartographie intellectuelle (Conférence introductive de Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes Études).

Dans ce monde marqué par la pluralité des convictions et des croyances, comment constituer le vivre-ensemble afin d’assurer la liberté de conscience ? En France et en Europe la solution laïque s’est imposée comme tentative de réponse. En France, après un concordat entre l’église et l’état avant les années 1860-1870, la laïcité s’est appuyée sur un modèle séparatiste porté par les idées et les valeurs républicaines qui visaient à séparer « la morale sociale » de « la morale religieuse ». Plusieurs lois illustreront ces principes renforçant autonomie et libre arbitre du sujet : la loi de 1880 de séparation des églises et de l’état, la loi du 28 mars 1882 portée par Jules Ferry substituant « l’instruction morale et religieuse par l’instruction morale et civique » et la loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l’état, dissociant clairement liberté individuelle de croyance et liberté collective et ouvrant alors une forme de pluralisme juridique. Ce premier modèle de laïcité qui dissout la sphère privée de la sphère étatique, seule sphère universelle au nom des valeurs de la république « liberté, égalité, fraternité » évolue par la suite vers un nouveau modèle dans les années 1960-1970. C’est dans cette même période que ce schéma des sphères s’efface, les frontières devenant plus poreuses et où « le privé se publicise tandis que le public se privatise » et où se met en place un modèle d’interaction entre religion et politique au point que l’on peut le qualifier de « modèle partenarial ».

Pour Philippe Portier nous sommes passés de la première modernité qui reposait sur le séparatisme et sur l’universalité du politique où l’état établissait les règles de coexistence collectives, à notre époque où nous connaissons un moment nouveau de la modernité, une « modernité seconde » ou « ultra modernité », désormais marquée par l’incertitude. Une modernité désenchantée, problématisée, en lien avec la crise de confiance vis-à-vis du politique depuis les années 1970-1980 où l’État se dégage de ses fonctions messianiques et où ses capacités organisationnelles font défaut (notamment du fait de la globalisation, du traitement plus difficile des problèmes par l’état Nation ainsi que de l’évolution des enjeux politiques). Parallèlement à cette évolution des enjeux politiques, la reviviscence du religieux qui profite du doute et de l’incertitude du monde conduit l’état, confronté à cette nouvelle donne à dialoguer avec les représentants des religions, au nom de la liberté religieuse et afin de répondre aux revendications de ses « citoyens religieux ». L’ordre laïc s’en trouvera évolué, nous faisant passer d’une société séparatiste à néo-concordataire

C’est ce changement de conjoncture, cette modernité qui n’est plus la même qui aujourd’hui s’exprime à travers les règles de droit, aboutissant à une collaboration fonctionnelle, avec en miroir de la reconnaissance (accommodements alimentaires confessionnels, financement d’activités sociales et cultuelles, jours d’absence liés aux fêtes religieuses…) une nouvelle surveillance aboutissant à une laïcité du contrôle. Les lois de 2004, 2010, la loi travail de 2016 et la loi séparatisme de 2021 sont le reflet de cette laïcité du contrôle, construite autour de la peur du communautarisme, du séparatisme et du terrorisme. Les restrictions individuelles et collectives s’inscrivent dans le cadre d’une reconfiguration du concept d’ordre public fondé sur la neutralité des agents publics.

(1) La laïcité dans la Justice, de Christine Pauti (Dir.) (http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/la-laicite-dans-la-justice/).
(2) La laïcité dans la Justice, de Mathilde Philip-Gay (Dir.) (http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/la-laicite-dans-la-justice-2/)
(3) L’application du principe de laïcité dans la justice, d’Elsa Forey et Yan Laidié (Dir.) (http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/lapplication-du-principe-de-laicite-dans-la-justice/)
(4) « Justice, familles et convictions : un silence religieux » a été remis au Défenseur des droits en 2021.

Pour aller plus loin :
A noter : Les Cahiers de la Justice ont également consacré un numéro spécial (n° 2018/3) aux « Gardiens de la laïcité ».