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La fabrique des e-usagers. Politiques et pratiques de l’accès au droit et de ses dispositifs : entretien avec Maud Simonet et son équipe de recherche

La question de l’accès au droit a été prise en charge par l’État et institutionnalisée, au cours des années 1990 dans le cadre d’une politique confiée au ministère de la Justice. Partenariale, cette politique d’accès au droit est aujourd’hui déclinée territorialement dans le cadre des conseils départementaux d’accès au droit (CDAD) chargés de la coordonner et de l’animer dans les départements. En étudiant la mise en œuvre quotidienne de la politique d’accès au droit dans deux départements français, cette enquête, menée par Maud Simonet, directrice de recherche au CNRS en sociologie et son équipe : Florence Ihaddadene, Francis Lebon, Sophie Rétif, Jean-Philippe Tonneau, s’est donnée pour objet d’analyser en pratique cette politique publique dans le contexte actuel de dématérialisation des services publics.

Point d’accès au droit

Au-delà de l’éloignement bien réel de certain·es usager·es au numérique, c’est la question centrale de la quasi-disparition des guichets, qui accompagne la dématérialisation, qui est apparue impacter de plein fouet la politique d’accès au droit aujourd’hui.

Bureau d’information juridique

La permanence et le guichet : quelles différences ?

La permanence est un dispositif qui présente des similitudes avec un autre dispositif de l’action publique, le guichet qui a été largement étudié par les sociologues. On retrouve dans la permanence, comme au guichet, une asymétrie entre une personne instituée comme sachante, qui dispose a priori de l’information, et un·e usager·ère qui vient la chercher. La permanence, comme le guichet, est donc « marque de séparation, en même temps que lieu de rencontre »[1]. Comme au guichet des administrations, les usager·ères viennent à la permanence pour leur « dossier » (juridique, administratif), apportant souvent avec eux des pièces que le sachant, qui n’est pas nécessairement un·e professionnel.·le, peut consulter et commenter. Nombreuses sont celles et ceux que nous avons pu observer arrivant en permanence avec des sacs remplis de papiers. Comme c’est également le cas au guichet de la plupart des administrations aujourd’hui, le face-à-face entre les protagonistes de la permanence est médiée par la présence d’un ordinateur. Accessoire dans certains cas, il peut devenir central dans d’autres comme dans certaines permanences en droit des étrangers où tout l’échange s’opère à partir de la consultation du dossier de la personne qui figure désormais sur une plateforme selon les nouvelles procédures mises en œuvre dans certaines préfectures. La grande diversité des travailleur.ses de la permanence mise en lumière par notre enquête contraste cependant fortement avec l’uniformité du guichetier. Le cadre spatio-temporel de la permanence diffère également fortement de celui du guichet au sens où celle-ci s’inscrit dans un temps prévu à l’avance et délimité, un « rendez-vous » d’une durée qui oscille entre 20 et 45 minutes en fonction des permanences observées. Elle s’exerce également dans une configuration spatiale a priori éloignée de celle du guichet au sens où elle se tient généralement dans des salles isolées, pour des motifs de confidentialité. On notera toutefois qu’il nous est arrivé d’assister à des permanences qui se tenaient en parallèle dans plusieurs salles ouvertes ou parfois séparées par une simple porte coulissante et dans lesquelles cet objectif de confidentialité n’était, du fait des locaux, que partiellement atteint.


[1] Jacques Chevallier, « L’administration face au public », in CURAPP, La Communication administration-administrés, Paris, PUF, 1993, pp. 21-76.

La fabrique des e-usagers. Politiques et pratiques de l’accès au droit et de ses dispositifs

La politique de dématérialisation renforce-t-elle l’accès au droit des citoyens ou crée-t-elle une nouvelle distance dans l’accès à l’« information générale sur les droits et leurs obligations » ?

Notre enquête ne porte pas sur la politique de dématérialisation en tant que telle mais sur la politique et les pratiques de l’accès au droit, en contexte de dématérialisation des services publics. La question de l’accessibilité des technologies numériques, qu’elle soit matérielle ou cognitive, est bien sûr apparue régulièrement au cours de notre recherche menée dans deux départements, un francilien et en Pays de la Loire. Elle y est apparue doublement, du point de vue des usagers mais aussi de celui des travailleur·ses de l’accès au droit qui ont vu leur travail alourdi, complexifié et décentré par la dématérialisation. Toutefois, du point de vue des usagèr.es comme de celui des travailleur·ses de l’accès au droit, la problématique de l’illectronisme n’épuise pas les conséquences de la dématérialisation sur l’accès au droit. Au-delà de l’éloignement bien réel de certain·es usager·es au numérique, c’est la question centrale de la quasi-disparition des guichets, qui accompagne la dématérialisation, qui est apparue impacter de plein fouet la politique d’accès au droit aujourd’hui. Cette quasi-disparition entraine des conséquences vitales pour certains publics, comme les personnes étrangères.

Comment expliquer la grande disparité des travailleurs (professionnel·les et amateurs, salarié·es et bénévoles) dans le domaine de l’accès au droit ?

Alors qu’il relevait prioritairement d’une logique militante dans les années 1970-1980, l’accès au droit a ensuite été institué, à travers les lois de 1991 et de 1998 notamment, comme une politique publique partenariale, pilotée par le ministère de la Justice. Ce pilotage s’opère aujourd’hui à travers les conseils départementaux d’accès au droit (CDAD) qui sont chargés de coordonner et d’animer les politiques dans les départements en associant une pluralité d’acteurs institutionnels, juridictionnels, professionnels et associatifs. Le travail d’accès au droit est donc façonné – et parfois contraint – par son caractère partenarial. Les travailleur·ses de l’accès au droit qui le prennent en charge, notamment dans le cadre de permanences, relèvent d’une grande diversité de statuts que les dichotomies amateur/professionnel, rémunéré/bénévole ne permettent pas de résumer. On trouve des professionnel·les du droit exerçant en libéral ou de manière bénévole, des juristes salarié·es d’associations, des militants associatifs amateurs de droit, etc. Invisible, peu ou mal rémunéré, peu reconnu et naturalisé… le travail d’accès au droit présente toutes les caractéristiques objectives du « travail féminin » telles qu’elles ont été mises en lumière par la sociologie du travail. La sur-représentation des femmes dans la population des travailleur·ses de l’accès au droit, que celles-ci soient bénévoles, volontaires, ou salariées, comme pour les magistrates en charge de sa politique au niveau du Ministère, en témoigne largement.

Quelles sont les difficultés majeures identifiées dans le parcours des e-usagers ?

 En mobilisant les rapports d’activité du CDAD des Pays de la Loire et en effectuant un travail original sur les fiches renseignées par les Points Justice du département d’Île-de-France, nous avons cherché à décrire statistiquement les usages et les usager·es des permanences d’accès au droit dans les deux départements étudiés. L’analyse des données montre que cette politique, qui en théorie s’adresse à toutes et à tous, concerne en réalité une population majoritairement précarisée, à prédominance féminine. Cette analyse statistique des usager·es, croisée avec les observations de permanences que nous avons pu conduire dans les deux départements, invite à interroger plus largement les usages socialement différenciés de cette politique. Si, pour une partie des usager·es, les permanences apparaissent comme un service ponctuel donnant accès à des informations pour préparer une éventuelle action juridique voire judiciaire et réintégrer le parcours « classique » du futur justiciable, pour deux catégories d’usager·es, les « femmes victimes de violence » et les « étrangers », elle constitue davantage une prise en charge spécifique. Cette prise en charge spécifique, la dématérialisation des services publics vient en accentuer la nécessité par les contraintes particulières qu’elle crée pour ces publics : la disparition des guichets d’une part, le renforcement des formes de domination dans le couple de l’autre. La dématérialisation opère donc à ce titre comme un opérateur de segmentation des publics et des trajectoires d’accès au droit.

Quel constat tirez-vous de votre recherche et quelles propositions pourriez-vous soumettre afin d’atténuer les inégalités face à l’accès au droit ? 

Notre enquête soulève le paradoxe suivant : face à l’éloignement du guichet, la permanence est prise dans une tension structurante : se retrouver en position de le remplacer, de s’y substituer. Pourtant si elle tend à se substituer au guichet, pour une partie au moins de la population, la permanence comme dispositif de politique publique n’en a pas les moyens, financiers comme humains. Nos interlocuteur·trices nous l’ont amplement signifié, tout au long de cette enquête et nous avons nous-mêmes pu l’observer. Cette « politique de la permanence » que nous avons décrite et analysée repose en grande partie sur du travail associatif bénévole ou sous-rémunéré et sur l’engagement de professionnels, et plus largement, de travailleurs — et surtout de travailleuses — du droit. Elle semble loin d’être en capacité de répondre à toutes les demandes qui se sont exprimées sur les terrains enquêtés. Et parce qu’elle dépend de la présence associative et de l’engagement des professionnel·les du droit sur le territoire, elle semble loin également de pouvoir y répondre uniformément. La politique de la permanence, si elle devait à terme remplacer celle du guichet et non plus la compléter, mériterait alors d’être interrogée du point de vue des principes fondamentaux du service public : continuité, égalité et mutabilité…

La dématérialisation des services publics : une chance ou un obstacle à l’égalité d’accès au droit ? Cette recherche éclairante relève la dévalorisation des travailleur·ses et les inégalités d’accès pour les usager·ères sur le territoire.
© Agence Kozy

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