Présidente du Tribunal judiciaire de Colmar, Ombeline Mahuzier a rejoint le conseil scientifique de l’IERDJ en mars 2025. A l’occasion de la première réunion de l’année de cette instance, elle revient sur son parcours, le rôle de la recherche dans la pratique de son métier et ses engagements au service de la justice.

Dans mon quotidien de magistrate et de cheffe de juridiction, les publications de l’Institut sont aussi un levier pour réfléchir et faire évoluer les perceptions, les décisions, les pratiques…

Si l’on imagine parfois que la féminisation très forte des effectifs permet une situation favorable aux conditions de travail et aux carrières des femmes, c’est encore malheureusement très loin d’être le cas.

Je crois que les graines semées par l’association Femmes de justice il y a presque 11 ans, lors de sa fondation, sont en train de germer. Le discours de plaidoyer porte ses fruits, et les premières études statistiques que nous avions construites artisanalement ont pu céder la place à des travaux professionnels qui étaient très attendus.
Vous avez assisté à votre premier conseil scientifique le 25 mars 2025 à l’IERDJ. Quelles sont vos premières impressions sur le fond de cette journée ?
La journée a été particulièrement dense, et vraiment passionnante. Si j’avais déjà eu l’occasion de rencontrer certaines personnes de l’équipe de l’Institut, et une partie des membres du Conseil, j’en ai gardé le plaisir d’abord de rencontrer des personnalités, variées et très complémentaires. Cette diversité nourrit une discussion très intéressante, avec le regard très éclairant des différents professionnels d’une part, et la diversité des disciplines : droit, sociologie, histoire… c’est une véritable constellation des sciences humaines qui vient nourrir le débat. Cela ouvre un champ de réflexion très vaste sur les thèmes de recherches et les axes de problématiques à creuser mais aussi des discussions très concrètes sur les méthodes de travail, la faisabilité aussi de certains projets, plus ou moins ambitieux, et plus ou moins pragmatiques. Je retiendrai aussi l’ouverture des membres du conseil, et la capacité de la présidente, Françoise Tulkens, à fédérer cette communauté, animée d’une grande intelligence collective, et d’une grande indépendance, valeur qui me tient à cœur évidemment !
En tant que magistrate, vous avez eu un parcours mêlant pratique judiciaire et réflexion sur les politiques publiques. Comment envisagez-vous votre rôle au sein du conseil scientifique de l’Institut pour favoriser le dialogue entre les chercheurs et les professionnels de la justice ?
J’ai toujours été convaincue que le terrain judiciaire constitue un champ exploratoire essentiel pour les sciences sociales, et une source précieuse d’information pour les décideurs publics. Dans mon quotidien de magistrate et de cheffe de juridiction, les publications de l’Institut sont aussi un levier pour réfléchir et faire évoluer les perceptions, les décisions, les pratiques… C’est pourquoi je souhaite m’impliquer pleinement dans les travaux de l’Institut et du conseil : non seulement à travers la sélection des projets ou l’élaboration des axes de travail, mais aussi en dressant concrètement des ponts entre les différents univers qui se côtoient en son sein. A l’image de l’Institut, je suis très attachée à ces échanges, et je veux contribuer à les mettre en relation, aussi souvent que possible. En administration centrale, en juridiction, comme lors des rencontres avec les universités, j’ai pu mesurer combien il est utile pour chacun d’avoir des interlocuteurs et interlocutrices connaissant les contraintes et les attentes des uns et des autres. Ouvrir les portes des tribunaux permet aux chercheurs d’accéder à un terrain d’enquête ou d’observation, mais aussi de présenter leurs travaux. Ces rencontres sont aussi très appréciées des professionnels, pour qui elles offrent un espace de « respiration intellectuelle » qu’ils appellent de leurs vœux.
Vous avez présidé l’association « Femmes de Justice » et publié plusieurs articles sur la parité dans la magistrature et l’égalité professionnelle. Quels sont, selon vous, les leviers les plus efficaces pour accélérer l’égalité femmes-hommes dans le monde judiciaire ?
Les biais structurels et les freins défavorables sont très ancrés dans toutes les institutions, notamment les plus régaliennes, et la justice ne fait pas exception. Si l’on imagine parfois que la féminisation très forte des effectifs permet une situation favorable aux conditions de travail et aux carrières des femmes, c’est encore malheureusement très loin d’être le cas. Le poids de l’histoire, des représentations culturelles et professionnelles, les symboles aussi et les inégalités sociales encore liées à la parentalité ou aux rémunérations y sont aussi agissants qu’ailleurs. Pour combattre les idées reçues, et faire évoluer les politiques budgétaires, RH ou managériales, il faut d’abord connaitre et comprendre ces phénomènes. Les axes de recherche sont loin d’être épuisés en la matière, c’est d’ailleurs l’un des axes de travail de l’IERDJ qui a conduit des ateliers de regards croisés sur le genre en 2024 et lancé cette année un appel à projet de recherches sur les « femmes justiciables et professionnelles de justice ». C’est un des premiers leviers pour documenter la situation et la faire évoluer.
Les études sur l’égalité femmes-hommes dans la magistrature mettent en évidence des obstacles persistants, notamment en matière d’accès aux postes à responsabilités. Comment passer du constat aux solutions pour favoriser une progression plus équitable des carrières judiciaires ?
Je crois que les graines semées par l’association Femmes de justice il y a presque 11 ans, lors de sa fondation, sont en train de germer. Le discours de plaidoyer porte ses fruits, et les premières études statistiques que nous avions construites artisanalement ont pu céder la place à des travaux professionnels qui étaient très attendus. Pour autant, le chemin reste long, et tous les objectifs proposés par le rapport de l’inspection générale de la justice sur la féminisation en 2017 ou le groupe de travail sur la parité du CSM en 2012 ne sont pas encore atteints. Et certains postes comme Inspecteur général de la justice n’ont encore jamais été confiés à une femme !
Du développement de nouvelles organisations de travail à distance aux objectifs chiffrés et contraignants dans les nominations, les leviers sont multiples et doivent être conjugués pour renforcer leurs effets. Ils doivent aussi être appliqués de manière systématique : en veillant à la constitution de groupes de travail et d’équipes de recherches paritaires, à la suppression des inégalités salariales invisibles (liées par exemple aux primes), à la présence des femmes dans la composition des panels de colloques et sur les supports visuels de communication, à l’aide à la mobilité et à la parentalité… et bien sûr en dénonçant systématiquement et sans complaisance toutes les manifestations de sexisme. C’est par la force de l’engagement et, grâce à l’éclairage d’une connaissance lucide de la situation que nous pourrons avancer.
Crédit photo : @claireruiz.photographie/IERDJ