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Justice pénale internationale entre continuité et renouveau : entretien avec Nicolas Guillou

L’IERDJ poursuit la tenue de son séminaire annuel sur le thème « Justice et guerre ». Plusieurs séances sont programmées en 2023 (voir notre rubrique Événements). Le 15 février 2023, l’Institut reçoit Nicolas Guillou, magistrat, juge aux Chambres spécialisées pour le Kosovo sur le thème « Justice pénale internationale : entre continuité et renouveau ». En créant la Cour pénale internationale (CPI), le Statut de Rome a instauré une juridiction permanente, aujourd’hui soutenue par 123 États-membres mais n’a pas figé le champ de la justice pénale internationale. Dans la dernière décennie, la CPI a traversé plusieurs moments de crise (notamment avec plusieurs États africains) et de doutes (en particulier par rapport à son faible nombre de procès et de condamnation). Où en est-on aujourd’hui avec cette instance et d’autres créées depuis ? On fait le point avec Nicolas Guillou.

Nicolas Guillou, magistrat, juge aux Chambres spécialisées pour le Kosovo. ©Judith.Litvine/MEAE 

Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle ère : celle de la consolidation de la justice pénale internationale, autour des principes de complémentarité et d’efficacité.

En créant la Cour pénale internationale (CPI), le Statut de Rome a instauré une juridiction permanente, aujourd’hui soutenue par 123 États-membres mais n’a pas figé le champ de la justice pénale internationale. 
©Den Haag, Netherlands

Vous avez été membre du groupe d’experts indépendants qui a conduit, à la demande des États parties du Statut de Rome (la convention qui a créé la CPI), un audit afin de formuler des recommandations pour améliorer son fonctionnement et ses résultats. Sans revenir dans le détail de ces propositions, pourriez-vous nous dire quels sont les changements en cours impulsés en grande partie par cet audit ?

Notre audit avait pour objectif de formuler des recommandations concrètes et réalistes destinées à améliorer les performances, l’efficience et l’efficacité de la Cour et du système du Statut de Rome dans son ensemble. Notre travail a d’abord permis à tous ceux qui travaillaient pour ou avec la CPI de s’exprimer et d’être force de proposition. L’énergie et la motivation de tous les acteurs, en particulier les jeunes générations, sont les premiers atouts de la Cour. Nous avons aussi consulté les États et la société civile internationale, car il était important pour nous de comprendre les attentes afin de déterminer les meilleurs moyens d’y répondre.

Dès la publication de notre rapport, la Cour et l’Assemblée des États parties (AEP) ont analysé et mis en œuvre les recommandations qui relevaient de leur compétence. L’AEP a mis en place un suivi détaillé et un dialogue inclusif pour chacune des 384 recommandations. Certaines propositions ont déjà été adoptées par la Cour : c’est le cas par exemple de celles relatives à l’amélioration des codes éthiques ou encore des ressources humaines. D’autres sont toujours en discussion. Certaines recommandations ont aussi été incluse dans le rapport dans une perspective de long terme. Les propositions en matière de prévention des conflits d’intérêt pourraient par exemple faire l’objet d’un soutien si des difficultés concrètes se présentent dans les prochaines années. Nous avons voulu anticiper les solutions.

Enfin notre rapport a aussi il me semble changé le narratif général au sujet de la CPI. Nous avons commencé nos travaux alors que la CPI était à la fois contestée par ses opposants et quelque peu délaissée par ses soutiens. Elle était perçue par certains acteurs comme trop coûteuse, trop lente et inefficace, par d’autres comme trop lointaine, trop abstraite, et pas assez inclusive. Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle ère : celle de la consolidation de la justice pénale internationale, autour des principes de complémentarité et d’efficacité.

Les Chambres spéciales pour le Kosovo (CSK) ont condamné le 16 décembre 2022 Salih Mustafa, ancien commandant de l’armée de libération du Kosovo (UCK), à 26 ans d’emprisonnement pour crimes de guerre (détention arbitraire, traitements cruels et torture d’au moins six civils et meurtre d’un prisonnier dans un centre de détention en avril 1999 à Zllash). Vous êtes juge au sein de ce tribunal et vous avez, à ce titre présidé la chambre préliminaire qui a auditionné l’accusé et préparé ce premier procès. Quelles sont les spécificités et les apports attendus d’une telle juridiction par rapport à la CPI ?

Je pense qu’il faut d’abord rappeler que la CPI ne pouvait pas être compétente pour les faits dont ont été saisis les CSK, car ils sont antérieurs à l’entrée en vigueur du Statut de Rome. Cependant, je crois qu’il faut insister sur les points de convergence entre les CSK et la CPI, et d’une manière générale entre toutes les juridictions hybrides et la CPI qui participent toutes à assurer la poursuite et le jugement des violations du droit international pénal. Aux CSK, nous appliquons des règles de procédure qui sont assez proches de la CPI, la principale distinction étant la temporalité de la confirmation des charges. Nous nous référons souvent aux décisions de la CPI dans notre jurisprudence, ce qui démontre une forme d’unité du droit international pénal malgré la diversité des sources et des instruments juridiques.

Parmi les multiples défis, comme la protection des témoins et la participation des victimes, je pense qu’il faut aussi insister sur le fait que les CSK démontrent qu’il est possible d’avoir des procédures juridictionnelles internationales dans un délai raisonnable. Cela passe par un rôle actif des juges, une cohérence de la jurisprudence et une gouvernance flexible et efficace. Le fait que les CSK soient souvent citées comme un modèle pour la création de nouvelles juridictions pénales hybrides ou internationales, notamment pour l’Ukraine, est la démonstration de la pertinence du modèle mis en place.

Loin d’être la seule Cour à juger des crimes internationaux les plus graves, la CPI œuvre donc aux côtés d’autres mécanismes de justice internationale et d’autres tribunaux, y compris nationaux. Assiste-t-on, avec le développement de cette pluralité de juridictions et de mécanismes d’enquête internationaux, à la mise en place d’un véritable système global de justice mieux adapté par rapport aux conflits actuels, comme celui en Ukraine ? Quels en sont les principaux défis ? 

La justice pénale internationale a depuis l’origine été plurielle, car elle dépend du soutien politique, judiciaire et financier des États. La création de la CPI n’a pas fondamentalement changé ce constat, mais la CPI a une place particulière car c’est la seule juridiction pénale internationale à vocation universelle. Elle s’inscrit donc au centre d’un écosystème en réseau, sans en avoir le monopole.

Cet écosystème pénal international est le produit d’une sélectivité issue elle-même des choix et des priorités des États. Mais on voit depuis plusieurs années que des juridictions ou mécanismes d’enquête se mettent en place en utilisant divers vecteurs, au gré des opportunités politiques. Lorsque la mise en place d’un mécanisme n’était pas possible au Conseil de sécurité, ce sont l’Assemblée générale des Nations Unies, le Conseil des droits de l’Homme ou encore l’Union européenne qui ont pris le relais. 

Cet écosystème est aussi caractérisé par une forte complémentarité entre les niveaux de réponse. On peut avoir des modèles ou ce sont les investigations qui sont internationalisées, alors que les poursuites sont effectuées devant une juridiction nationale. On assiste aussi à l’émergence d’un modèle inverse : celui ou les investigations sont effectuées par des services d’enquête nationaux, parfois sur le modèle d’une équipe commune d’enquête, dans la perspective de poursuites devant une juridiction pénale internationale. C’est ce qui se passe notamment pour certaines enquêtes en Ukraine.

L’émergence d’une société civile internationale, avec les organisations de défense des droits humains, les organisations qui collectent du renseignement en source ouverte comme Bellingcat, ou encore les sociétés de sécurité privée, complexifie encore davantage le paysage institutionnel. On est loin d’un modèle monolithique et cohérent. On passe d’un système statique et hiérarchique à un système dynamique en réseau. La pyramide de Kelsen laisse progressivement la place aux mobiles d’Alexander Calder.

S’inscrire en présentiel ou en distanciel au séminaire du 15 février de 10h30 à 12h30

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    Publié le 7 Oct. 2022