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« Juge des enfants et juge d’application des peines : des fonctions au cœur des transformations de la justice » : interview de Alain Blanc et Anne-Sophie de Lamarzelle

À l’occasion du prochain colloque « Juge des enfants et juge d’application des peines : des fonctions au cœur des transformations de la justice » qui se déroulera le 29 juin à l’École nationale de la magistrature (ENM), Alain Blanc, magistrat honoraire et Anne-Sophie de Lamarzelle, responsable d’études et de recherches à l’IERDJ, nous éclairent sur ces deux figures de magistrats et les enjeux portés par ce colloque.

Alain Blanc, magistrat honoraire

Pour prolonger les intuitions qui sont à l’origine de ce colloque, il serait sans doute intéressant d’explorer un sujet commun aux mineurs et aux majeurs et qui a donné lieu à des réflexions d’ordre méthodologique et éthique : comment l’audience des juges en elle-même, selon la manière dont elle est « tenue », génère des effets positifs sur le rapport à la loi du délinquant.

Alain Blanc
Anne-Sophie de Lamarzelle, responsable d’études et de recherches à l’IERDJ

Ce qui est passionnant avec les fonctions de juge des enfants et de juge de l’application des peines, c’est que leur fondement est de s’intéresser à la personne suivie. Or, cette justice, bien que centrée sur l’individu est tout sauf fermée : elle implique un large travail partenarial.

Anne-Sophie de Lamarzelle
Affiche du colloque « Juge des enfants et juge d’application des peines : des fonctions au cœur des transformations de la justice ».

Retrouvez le programme du colloque « Juge des enfants et juge d’application des peines : des fonctions au cœur des transformations de la Justice ».

Pour y participer : https://formation.enm.justice.fr/Pages/Accueil.aspx

Le colloque « Juge des enfants et juge d’application des peines : des fonctions au cœur des transformations de la Justice » est organisé dans le cadre d’un partenariat entre l’IERDJ, l’AFC (Association française de criminologie), l’ANJAP (Association nationale des juges de l’application des peines), l’AFJE (Association française des magistrats de la jeunesse) et l’ENM.

Le juge de l’application des peines s’adresse à des majeurs et le juge des enfants à des mineurs : pourquoi envisager ensemble dans un colloque ces deux figures de magistrats ?

Alain BLANC : Pour au moins trois raisons : la première, ce sont deux fonctions de magistrats pénalistes même si le juge des enfants est aussi compétent au civil pour l’application des articles 375 et suivants du code civil sur l’enfance en danger, ce qui fait d’ailleurs partie de son ADN qui « suivent » le délinquant concerné dans son parcours : la priorité est donnée au suivi de la personne plutôt qu’à la réponse ponctuelle apportée au passage à l’acte. La deuxième, tient au fait que ces deux fonctions qui sont un peu « à part » dans notre système pénal nous semblent, sinon « en danger » dans leur existence même, en tous cas fragilisées précisément sur ce qui les caractérise : l’attention à la personne du délinquant. Enfin, le juge des enfants et le juge de l’application des peines accomplissent leur mission en lien étroit avec des services qui assurent directement les prises en charge des délinquants, mineurs ou majeurs. Ces services ont eux-mêmes leur histoire, leurs contraintes, leurs cultures qui ont beaucoup évolué. Une des questions centrales qui parcourra ce colloque sera donc celle de l’articulation entre l’évolution de cet « office du juge » commun à ces deux fonctions avec leur environnement institutionnel.

Anne-Sophie de LAMARZELLE : La réflexion que l’IERDJ conduit depuis début 2022 sur les identités professionnelles montre que celles-ci ne sont jamais figées. Les savoirs, l’expertise, la pratique et les valeurs qui la sous-tendent évoluent nécessairement ! Ce qui est passionnant avec les fonctions de juge des enfants et de juge de l’application des peines, c’est que, comme le dit Alain Blanc, leur fondement est de s’intéresser à la personne suivie. Or, cette justice, bien que centrée sur l’individu est tout sauf fermée : elle implique un large travail partenarial. Juges des enfants et juges de l’application des peines composent avec le secteur associatif, les services de la protection de l’enfance, la protection judiciaire de la jeunesse, l’administration et les services pénitentiaires. Soumis à des réformes importantes ces dernières années et en lien étroit avec d’autres acteurs, ces magistrats font partie d’un système en profonde mutation. Leur rôle et leur légitimité peuvent-ils en être fragilisés ou, au contraire, renforcés ? Au-delà des spécificités des juges des enfants et de l’application des peines, cette question est d’ailleurs susceptible de résonner chez l’ensemble des magistrats et de leurs partenaires.

Les juges des enfants et les juges de l’application des peines ont en commun non de trancher un litige à un moment donné mais de suivre des personnes dans la durée. Y a-t-il des enjeux spécifiques dans le cadre de ce suivi ?

A.B : Bien sûr. Henri Gaillac cite la formule célèbre du juge Lindsey à Denvers (Colorado) qui remonte au tout début du XXe siècle : « Quand un enfant vole une bicyclette ce n’est pas la bicyclette qui m’intéresse, mais l’avenir de cet enfant ». C’est ce qu’illustre l’exposé des motifs de la loi du 22 juillet 1912 instituant le juge des enfants. Et l’histoire de ces deux fonctions rend justement compte du mouvement profond qui, au cœur de notre justice pénale, poursuivra cette formidable intuition qui explique la création de ces deux fonctions et restera une référence en matière de politique pénale bien au-delà la justice des mineurs. L’ordonnance du 2 février 1945 a ensuite posé dans le même mouvement le principe de la primauté de la réponse éducative sur la répression. Et à la même époque, pour les prisons, à la sortie de la guerre, la réforme de Paul Amor de 1945, en référence au principe de l’individualisation des peines de Raymond Saleilles (lui aussi magistrat…), institue le « régime progressif ». Suivra le mouvement de Défense sociale nouvelle 1954 de Marc Ancel, la création du juge de l’application des peines en 1958 puis la judiciarisation de l’application des peines par la loi du 15 juin 2000 qui répondent à la même volonté et au même objectif : conjuguer efficacité et justice par une réponse pénale privilégiant le « traitement ».

ASL : Parce qu’ils s’intéressent à la personne dans la durée, juge des enfants et juge de l’application des peines sont invités à puiser dans les ressources proposées par les sciences humaines et sociales. Non seulement ces fonctions trouvent leurs assises dans le mouvement de la défense sociale nouvelle, mouvement de politique criminelle humaniste, mais elles continuent d’être alimentées, au-delà du droit, par les connaissances en psychologie, psychiatrie, sociologie, victimologie… Cette transmission s’opère au cours des formations, mais aussi par le recours à des experts ou à travers les relations partenariales, puisque ces magistrats sont en lien avec des professionnels qui mettent en œuvre leur propre pratique, nourrie de disciplines spécifiques. Ce colloque a vocation à montrer que cette pluridisciplinarité (par ailleurs chère à l’IERDJ) est une source de richesse et qu’elle offre de nombreuses ressources aux praticiens quels qu’ils soient.

Quelles tendances de la justice de l’application des peines et de la justice des mineurs ce colloque propose-t-il d’aborder ?

A.B : Plutôt que de tendances, il sera question de tensions que le colloque devrait permettre de mieux analyser afin de chercher à en réduire les effets les plus nocifs : ainsi, depuis plus d’une décennie, tous les professionnels du pénal, depuis l’enquête préliminaire jusqu’à la fin du processus d’exécution de la peine sont confrontés à des problématiques qui leurs sont communes : telles que celles commises par certains mineurs non accompagnés comme la toxicomanie, la délinquance sexuelle, et plus récemment le terrorisme. Le manque de moyens commun à la justice dans son ensemble a des conséquences particulières pour les juges de enfants et les juges de l’application des peines qui méritent d’être approfondies. D’autre part, les intervenants développeront leurs analyses sur un progrès indiscutable : le développement des droits des personnes, auteurs comme victimes, avec en particulier une présence accrue de l’avocat et la motivation des décisions :  quels effets provoquent cette évolution sur la spécificité du rapport « personnalisé » entre ces magistrats et le justiciable ? Il sera enfin beaucoup question des tensions résultant des liens étroits – pour ne pas dire parfois la dépendance – entre juge des enfants, et surtout juge de l’application des peines avec les services du ministère de la justice ou le secteur associatif avec lesquels ils exercent leur fonction : que peuvent ces magistrats face aux carences de moyens des services et aux conséquences de la surpopulation des maisons d’arrêt ?

ASL : Je suis d’accord avec Alain Blanc pour utiliser le terme « tensions ». Celles-ci résultent de mouvements qui, tout en ayant leur légitimité propre, exercent des forces dans des directions différentes. Les relations institutionnelles ou partenariales sont, comme tout terrain d’action et de rencontre, propices à l’existence de tensions mais les apports des sciences humaines et sociales peuvent eux aussi être contradictoires ! Pour donner un exemple, la criminologie regroupe des approches sécuritaires et d’autres plus émancipatrices. Comment concilier les différents savoirs produits au sein d’une même discipline ou dans différentes disciplines ? Mettre en débat les zones de tensions, qu’elles soient partenariales, institutionnelles ou scientifiques, permet de mieux comprendre les mouvements en action et leur complémentarité, afin notamment de dégager des marges de manœuvre.

Comment la recherche peut-elle éclairer le rôle du juge des enfants et du juge de l’application des peines et les pratiques professionnelles de ces magistrats ?

ASL : Analysant le cadre institutionnel comme les activités professionnelles, la recherche offre des espaces de réflexion et de réflexivité. Qu’elle soit évaluative ou analytique, la recherche contribue au savoir. Elle permet d’aider à l’orientation des politiques publiques et au renouvellement des pratiques. Récemment, la recherche « Prévention de la récidive ou désengagement délinquant. Parcours et perceptions d’agent·es de probation et de personnes judiciarisées (France-Suisse) dirigée par Xavier DE LARMINAT (CUREJ-Université de Rouen) s’est attachée à rendre compte des configurations complexes et des dimensions enchevêtrées qui caractérisent les parcours de vie des personnes condamnées. Elle conclut que le système pénal constitue un obstacle plutôt qu’un levier en matière de sorties de délinquance. Il s’agit-là d’une invitation faite aux différents acteurs à se saisir de la question du sens de la peine mais aussi à poursuivre des travaux de recherche. Il est nécessaire de confronter les résultats obtenus avec d’autres terrains de recherche afin de poursuivre le développement des connaissances sur les sorties de délinquance.

A.B : On sait que ce sont des travaux de recherche sur des stratégies innovantes aux États-Unis à la fin du XIXe siècle qui ont conduit à créer en France la justice des mineurs, puis, plus tard à en adapter les spécificités au domaine de l’application des peines des majeurs. La conférence de consensus sur la prévention de la récidive a souligné les carences de la France dans ce domaine. Ces deux fonctions judiciaires, très exposées par rapport aux attentes de la société civile, justifient une attention particulière des chercheurs au regard des nouveaux enjeux auxquels elles sont confrontées si on veut qu’elles demeurent des références de notre système pénal. À cette fin, il convient de recourir à des recherches multidisciplinaires qui associent étroitement chercheurs, universitaires et praticiens. Des expériences le montrent déjà, par exemple avec la « justice résolutive de problèmes » : les spécificités de ces deux fonctions, au lieu d’être des obstacles à l’efficacité de la justice pénale des mineurs et des majeurs, constituent des atouts dont la justice pénale dans son ensemble pourrait s’inspirer. Mais il faut le montrer en recourant à des ressources et à des méthodes qui restent à préciser : des travaux existent sur les processus de « désistance » des condamnés, mineurs ou majeurs en France, mais comment les poursuivre et surtout faire en sorte qu’ils soient mieux utilisés par magistrats et services sinon en mobilisant surtout la recherche sur les résultats de ces deux juridictions ? Ajoutons que la question de savoir comment assurer une meilleure cohérence entre la peine prononcée et la peine exécutée demeure un sujet à approfondir. Mais d’autres recherches pourraient être entreprises relevant plus de la sociologie judiciaire : quels sont les profils et les carrières de ces magistrats spécialisés ? Que nous apprennent-ils sur l’ensemble de la gestion des ressources humaines de la justice ?  Après les États généraux de la Justice au cours desquels il a beaucoup été question de « perte de sens » de l’exercice des fonctions judiciaires, il paraît particulièrement intéressant de se donner les moyens de consacrer une « expertise » à ces deux fonctions qui semblent être très sollicitées à la sortie de l’ENM. Pour prolonger les intuitions qui sont à l’origine de ce colloque, il serait sans doute intéressant d’explorer un sujet commun aux mineurs et aux majeurs et qui a donné lieu à des réflexions d’ordre méthodologique et éthique : comment l’audience des juges en elle-même, selon la manière dont elle est « tenue », génère des effets positifs sur le rapport à la loi du délinquant. On attend aussi, sinon surtout, de la recherche qu’elle contribue à faire en sorte que la réponse pénale apportée par ces deux fonctions soit non seulement efficace, mais juste et puisse nous rassurer quant à la question de savoir si « l’amendement est une fonction de la peine en perte de vitesse », question à laquelle répondra une philosophe en conclusion de ce colloque.