A l’occasion de la conférence-débat « Justice sociale » en lien avec les appels à projets de recherche lancés par l’Institut le 13 mars dernier, Diane Roman, nouvelle présidente du jury du prix Jean Carbonnier 2023-2025 et professeure de droit public à l’école du droit de la Sorbonne nous a accordé une interview. Une belle opportunité de mettre en lumière son parcours éclairant et engagé en faveur des populations les plus vulnérables, l’égalité entre les sexes et les sujets liés à la discrimination.
Je suis souvent frappée par la différence de réception de la recherche en sciences sociales qui existe entre la France et l’étranger. Je n’en apprécie que plus l’existence de l’IERDJ, qui permet justement d’établir un pont institutionnel et intellectuel entre la recherche et les acteurs du droit.
Diane Roman
L’égalité entre les femmes et les hommes est proclamée depuis 1946 et pourtant elle peine toujours à se réaliser : on sait l’importance des écarts de rémunération, les conséquences des carrières à temps partiel ou en pointillés qui sont souvent subies par les femmes, la persistance d’un « plafond de verre » pour accéder aux fonctions et emplois supérieurs ainsi que le poids des charges domestiques.
Diane Roman
Vous venez d’être nommée présidente du jury du prix Jean Carbonnier 2023-2025, comment concevez-vous ce nouveau rôle de présidente ?
C’est un grand honneur qui m’est fait. Le prix Carbonnier est une des récompenses les plus prestigieuses, qui permet de remarquer des travaux d’exception dans la jeune recherche juridique. Présider ce magnifique jury, composé de personnalités fort différentes mais complémentaires, issues des mondes judiciaire, universitaire et scientifique, s’annonce à ce titre une expérience passionnante. Mon rôle sera essentiellement de s’assurer que tous les points de vue peuvent s’exprimer et que des consensus s’instaurent au terme d’une discussion collégiale qui sera certainement fort riche. J’aborde donc cette fonction avec beaucoup de fierté, mais aussi beaucoup d’humilité.
Vous avez beaucoup travaillé sur des sujets liés à la discrimination, comment pensez-vous que la question de l’égalité hommes/ femmes peut être mieux prise en compte dans le droit social ?
L’égalité entre les femmes et les hommes est proclamée depuis 1946 et pourtant elle peine toujours à se réaliser : on sait l’importance des écarts de rémunération, les conséquences des carrières à temps partiel ou en pointillés qui sont souvent subies par les femmes, la persistance d’un « plafond de verre » pour accéder aux fonctions et emplois supérieurs ainsi que le poids des charges domestiques. Ces inégalités se reproduisent à tous les niveaux, jusqu’à influencer, on l’a rappelé encore récemment, le montant des retraites perçues par les femmes. Si le diagnostic est établi de longue date, les solutions effectives sont encore à trouver. On sait là encore que seules les solutions contraignantes sont efficaces : par exemple, l’index « Penicaud » d’égalité est un outil utile mais encore insuffisant. De même, dans le secteur public, les mesures de nominations visant à une représentation « équilibrée » des femmes et des hommes sont encore contournées par le jeu de dérogations. La question de la conciliation des temps de vie est notamment un enjeu central, car c’est principalement la maternité qui constitue un facteur de décrochage professionnel pour les femmes. Et sur ce point, l’enjeu majeur me parait le sujet d’un service public de la petite enfance et l’incitation faite aux pères de prendre un congé parental.
Comment pensez-vous que la recherche en droit peut contribuer à la promotion des droits fondamentaux et à la protection des plus vulnérables dans notre société ?
« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », écrivait Lacordaire. Le rôle du droit dans la réduction des inégalités est central. Mais il faut des travaux scientifiques pour en mesurer l’effectivité, en souligner les carences et penser des alternatives. La responsabilité des juristes est grande en la matière. Notre société a besoin de travaux critiques, qui permettent de poser un constat et dégager des perspectives. Mais encore faut-il que ces travaux soient diffusés et lus des institutions et des décideurs. Je suis souvent frappée par la différence de réception de la recherche en sciences sociales qui existe entre la France et l’étranger. Je n’en apprécie que plus l’existence de l’IERDJ, qui permet justement d’établir un pont institutionnel et intellectuel entre la recherche et les acteurs du droit.
Quels sont les défis à relever en matière de protection des droits fondamentaux dans le contexte de l’intelligence artificielle notamment et de l’automatisation croissante dans la société ?
Ces défis sont nombreux, mais pour synthétiser j’en soulignerais deux : d’une part, la question de « illectronisme », c’est-à-dire la difficulté d’accès aux outils numériques qui touche une part importante de la population (près de 13 millions de personnes en France, selon l’INSEE). La « fracture numérique » génère des réels dangers sur lesquels la Défenseure des droits alerte à juste titre. D’autre part, la protection de la vie privée : l’usage, par exemple, des caméras dites intelligentes, couplées à une intelligence artificielle, constitue un risque majeur pour nos droits et libertés. Entre l’existant (toutes ces données personnelles qui sont prélevées en permanence par nos ordinateurs, smartphones et autres objets connectés), et le futur qui se profile, avec l’utilisation un jour de logiciels de reconnaissance faciale, le risque est bien que l’espace public –virtuel comme réel- ne devienne un lieu de surveillance constante. C’est toute la société qui devient un panoptique !
Quelle est votre opinion sur l’importance de la recherche interdisciplinaire dans le domaine du droit, en particulier en relation avec les enjeux sociaux et économiques de notre époque ?
Je suis très attachée à l’interdisciplinarité : l’étude critique du droit, à laquelle je m’attache, suppose en effet d’étudier le droit en contexte, en s’intéressant à la façon dont il est produit et aux effets qu’il génère. La sociologie, la science politique, l’économie, l’histoire apportent donc des points de vue indispensables à l’analyse du droit. Mais l’interdisciplinarité est aussi une exigence : elle suppose une grande rigueur scientifique, pour que le croisement des savoirs qu’elle permet garde une valeur heuristique.
Comment voyez-vous l’avenir de la pratique et de la recherche en droit face aux défis sociétaux tels que le changement climatique et la numérisation croissante de la société ?
Nous vivons un moment charnière : le droit est souvent présenté comme un outil de transformation sociale et les droits humains sont invoqués en justice au soutien de nombreuses causes, climatiques comme sociales. C’est à ce mouvement que je me suis intéressée dans mon dernier livre (La cause des droits. Ecologie, progrès social et droits humains, Dalloz 2022). Et ce mouvement pose au juge des questions inédites : par exemple, celle de la responsabilité des pouvoirs publics dans la lutte contre le changement climatique, ou encore celle des entreprises au regard de leur devoir de vigilance. Mais parallèlement, il faut prendre garde à la petite musique inquiétante qui grandit -y compris chez les juristes : la critique de l’État de droit et du rôle des juges, taxés d’être une menace pour la démocratie ; la dénonciation des droits humains, présentés comme excessifs. Dans cette époque trouble, nous avons besoin d’une recherche en droit imaginative, qui aide à repenser la signification de concepts parfois anciens pour leur donner un contenu adapté aux enjeux contemporains : la propriété, les communs, la nature, la personne, la citoyenneté …