Dans le cadre de sa programmation scientifique, l’IERDJ a souhaité engager une réflexion exploratoire sur la place des femmes au sein de la justice. En mobilisant la question du genre en tant qu’outil de questionnement des modes de perception des rapports entre la Justice et les femmes, l’Institut s’est ainsi proposé de réunir des acteurs et actrices de la recherche et du monde professionnel afin d’ouvrir des champs de recherche novateurs et pertinents à partir des préoccupations de terrain à travers trois cycles d’ateliers qui se sont déroulés au mois de
mai et juin 2024 intitulés « Femmes justiciables et professionnelles de justice : regards croisés sur le
genre ».
Afin de mieux saisir les enjeux liés au rôle et à la place qu’occupent les femmes au sein de la Justice et sur les rapports qu’elle entretiennent avec l’institution en tant que justiciables, nous nous sommes entretenus avec Delphine Chauffaut, Magistrate et coordinatrice du cycle d’ateliers.
Pourquoi un atelier sur les femmes professionnelles de justice et les femmes justiciables ?
Delphine Chauffaut : Des travaux de recherche, portant sur des segments de l’univers judiciaire, ont montré que la situation des hommes et des femmes professionnel.le.s de justice n’étaient pas similaires, et que, par ailleurs, les hommes et les femmes n’étaient pas identiquement traités par les
institutions. Ces différences doivent attiser la curiosité de la recherche, en révélant des mécanismes de distinction non prévus par le droit. Dès lors, la construction d’ateliers a pour objectifs de faire le point sur les connaissances concernant ces thématiques, de dresser des hypothèses de travail et de proposer des pistes de recherche qui pourraient être réalisés, pour éclairer ces différences, leurs manifestations et leurs mécanismes.
C’est la raison pour laquelle ont été organisés des ateliers, autour de trois thèmes : la place des femmes dans les professions juridiques et judiciaires, les attentes et des besoins des femmes justiciables, et les femmes justiciables et des pratiques de justice.
Ces ateliers, composés de chercheurs d’une part, et de praticiens de la justice d’autre part – acteurs de la justice judiciaire et de la justice administrative, professionnels agents publics et libéraux – ont permis de
présenter, faire connaitre et discuter de travaux de recherche qui ont déjà établi des résultats sur ces différents thèmes. Ils ont ensuite aidé à suggérer de nouveaux travaux de recherche, qui pourraient éclairer les phénomènes. Une note permettra, à l’automne, de synthétiser ces apports.
Quels sont les principaux enjeux et défis identifiés concernant la place des femmes dans les professions juridiques et judiciaires ?
D.C : Le premier enjeu est celui de l’égalité d’accès aux différents postes. Ainsi, les professions du droit, de longue date, se féminisent. Pour autant, et malgré une mixité désormais acquise, voire dépassée dans certaines professions occupées désormais majoritairement par des femmes, persistent des mécanismes de distinction, qui ont pu être identifiés dans d’autres univers professionnels : parois (spécialisation des segments professionnels et plafond (limitation de la progression féminine) de verre notamment, qui créent des situations inégalitaires, au détriment des femmes.
C’est ainsi, par exemple, que Laurent WILLEMEZ et Yoan DEMOLI ont pu identifier dans la magistrature un « avantage masculin » consistant, toutes choses égales par ailleurs, pour les hommes, à avoir 1,84 fois plus de chances d’accéder aux fonctions les plus prestigieuses de ce corps, pourtant largement féminisé. Ces mécanismes se retrouvent, sous différentes formes, dans toutes les professions.
Le second enjeu de cette féminisation des professions du droit est la perception, par les justiciables et les citoyens, de cette évolution, et de son impact, réel ou imaginé, sur les décisions de justice. Des travaux ont pu ainsi montrer1 une variation dans les comportements professionnels des juges pour enfant, selon qu’ils sont des hommes ou des femmes, notamment en réaction à des stéréotypes dont ils font l’objet à raison de leur genre. D’autres2 ont pu réfléchir à l’appréhension, par le justiciable, du magistrat en fonction de son
genre, et l’impact des trajectoires, différenciés, des juges aux affaires familiales hommes et femmes sur leur prise de décision.
Quels sont les nouveaux métiers qui se féminisent dans la justice ?
D.C : Si, en lien avec la féminisation des études de droit, tous les métiers de la Justice se féminisent, le rythme de cette évolution diffère sensiblement entre les professions. Il est ainsi constant que les métiers du greffe, sont, depuis toujours, largement féminisés, excédant 80% des effectifs constitués de femmes. Au sein de la fonction publique, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (74%), les magistrats, les éducateurs, sont largement féminisés (plus de 55%). Finalement, seuls les métiers de l’administration pénitentiaire, singulièrement parmi les surveillants, restent des corps majoritairement
masculins. Les avocats sont également devenus, à majorité, des avocates, à hauteur de 52%, les nouvelles arrivées dans la profession étant encore plus largement féminines (69%).
Parmi les professions ayant le statut d’officier public ou ministériels, Corinne DELMAS a présenté l’évolution de la féminisation lors de l’atelier organisé le 16 mai 2024. En 2006, le taux de femmes dans ces professions se situait dans une fourchette étroite située entre 19% (avocats aux conseils,
commissaires-priseurs) et 34% (greffiers des tribunaux de commerce), et chacune de ces professions a accueilli, au cours des décennies suivantes, un plus grand nombre de femmes. En revanche, la disparité s’est accrue entre les notaires, qui en 2021 étaient pour 54% des femmes, et les avocats aux conseils, qui
étaient à la même date, pour 73%, des hommes.
Finalement, considérant l’ensemble de ces professions, on note que certaines sont féminisées, parfois de longue date (greffiers), d’autres sont actuellement mixtes (notaires, avocats, magistrats de l’ordre administratif), tandis que certains sont restés majoritairement masculins (administrateurs judiciaires,
commissaires-priseurs). Il est dès lors manifeste que, au-delà de la simple question des diplômes, se nichent d’autres ressorts dans l’accès à ces différents métiers, formant un axe de réflexion pour le futur.
Qui sont les femmes justiciables, leurs attentes diffèrent-elles de celles des hommes ? Quel est l’incidence du genre sur les pratiques de justice ? Comment les professionnels l’appréhendent-ils ?
D.C : Les données statistiques que le Ministère de la justice collecte ne permettent de connaître que partiellement les caractéristiques des justiciables, y compris leur genre. Cette donnée est bien identifiée, s’agissant de la justice pénale. C’est ainsi qu’il a été établi que, en 2022, les femmes représentent 16,7% des personnes mises en cause dans les affaires traitées par le parquet, et moins de 4% de la population carcérale3. Les données sont moins connues pour la justice civile, ou administrative, et les travaux à conduire pourraient, précisément, comprendre entre autres dimensions une analyse de ce point.
Les travaux présentés par Laurence DUMOULIN à l’atelier du 21 mai 2024, issus d’une grande enquête4 montrent que, par-delà le « cure », les femmes attendent de la justice du « care », de l’écoute et de la bienveillance. S’agissant des finalités associées aux tribunaux, les femmes estiment, plus souvent que les
hommes, que la justice doit sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi, et évoquent plus souvent l’enjeu de protection de la société. On note également l’appréhension, par les justiciables, d’un traitement différencié des hommes et des femmes par la justice : tel est le cas par exemple des affaires familiales. Inversement, peu de justiciables font une analyse des violences conjugales au prisme d’une analyse sociale des relations entre hommes et femmes. Finalement, l’enquête conclut que, plus souvent que les hommes, les femmes se situent dans un rapport « illégitime » à la justice, marquée par un sentiment d’incompétence, en l’absence notamment d’expérience tandis qu’elles sont, moins souvent que ceux-ci, dans une relation de défiance.
Qu’est-ce que produit cette féminisation dans les relations de travail ? Quelles sont les évolutions de carrière des femmes et en quoi diffèrent-elles de celles des hommes ?
D.C : Ainsi qu’il l’a été brièvement annoncé, la féminisation des professions du droit n’a
pas conduit à d’égales carrières entre les femmes et les hommes. Dans le secteur public5, réputé pourtant systématique dans l’avancement, on compte par exemple 69% de femmes parmi les magistrats, mais
seulement 50% parmi les magistrats « hors hiérarchie », qui composent les plus hauts grades du corps. Il en est de même pour les greffiers, parmi lesquels on compte 88% de femmes, avec une déperdition de 10 points au sein des catégories A (78% de femmes), ou encore au sein du corps de la protection
judiciaire de la Jeunesse, qui accueille 63% de femmes, l’encadrement n’étant toutefois féminisé qu’à hauteur de 43% ; seule échappe à cette règle l’administration pénitentiaire, où la surreprésentation des femmes dans le corps de direction s’explique par l’accès à ce corps par concours, plutôt que par les mécanismes de progression au sein de la hiérarchie.
Il en est de même parmi les professions libérales6, et si les avocats sont aujourd’hui, pour 52%, des avocates, celles-ci ne représentent que 9% des associés au sein des grands cabinets, entre un quart et
un tiers dans les moyens, 43% dans les petits. Moins de travaux analysent, à ce jour, les effets de ce mouvement dans les relations de travail. Dans l’administration pénitentiaire, Cécile RAMBOURG7 a
pu démontrer que la féminisation, loin de créer des relations égalitaires entre les agents des deux genres, mobilisent des stéréotypes, soient pour les activer, soit au contraire pour s’en mettre en opposition.
Comment la place des femmes au sein de la justice a-t-elle évolué historiquement en France, et quelles ont été les grandes figures féminines marquantes dans ce domaine ?
D.C : Un ouvrage de Gwenola JOLY-COZ, Première Présidente à la cour d’appel de Poitiers8, fait le portrait de femmes pionnières, qui ont marqué l’histoire judiciaire. Ce livre, indispensable pour sortir de l’invisibilisation ces femmes qui bouleversent l’image de ces professions, a été accompagné d’une exposition, qui permet d’ancrer leur visage dans l’imaginaire judiciaire. Il ne peut en être cité ici que quelques-unes, qui ont su démontrer que l’on peut simultanément être femme, et disposer de compétences en droit, avoir un raisonnement affuté, être munie d’une autorité naturelle ou encore savoir convaincre avec finesse…
Jeanne CHAUVIN a ainsi été la première femme avocate plaidant devant une juridiction, en 1901. Charlotte BEQUIGNON-LAGARDE, installée à la cour de cassation en octobre 1946, est la première femme magistrate française, symbole de l’application d’une loi d’avril 1946 autorisant « l’un et l’autre sexe » à rendre la justice. Suzanne CHALLE et Nicole PRADAIN, ont, au tournant des années 1980, été respectivement la première femme Première présidente de cour d’appel et première femme Procureure Générale. Sur un autre registre, Simone GABORIAU a été, en 1982, la première femme présidente d’un syndicat de magistrats, image de la représentation du corps. Simone ROZES a été la première femme présidente de la Cour de cassation, en 1984 ; en 2019, Chantal ARENS a été la seconde femme à accéder à ce poste sommital du corps judiciaire. Enfin, Elisabeth GUIGOU, en 1997, a été la première femme à occuper la fonction de garde des Sceaux. Ces femmes ont posé les jalons d’un chemin, encore inachevé, vers une plus grande égalité.
[1]
SERRE, PAILLET, D’un juge à l’autre. Variation des pratiques de travail chez
les juges des enfants, rapport pour l’IERDJ, 2013
[2] BESSIÈRE Céline et MILLE Muriel,
2013, « Le juge est (souvent) une femme. Conceptions du métier et
pratiques des magistrates et magistrats aux Affaires familiales », Sociologie
du travail, vol. 55, n°3, p. 341-368.
[3] Yara Makdessi, Femmes et hommes devant la
justice pénale Infos Rapides justice, n°13, 2024.
[4] Cécile
Vigour, Bartolomeo Cappellina, Laurence Dumoulin et Virginie Gautron, La
justice en examen. Attentes et expériences citoyennes, Paris :
Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2022, 456
p.
[5]Ces données
sont issues du baromètre de l’égalité du ministère de la Justice, 2021
[6] Isabelle BONI-LE GOFF, Présentation
pour l’IERDJ, 2023
[7] Origine et évolution de la
féminisation de l’administration pénitentiaire, dossiers du CIRAP, 2014
[8] Femmes de Justice, ENRICK, 2023