Dans le cadre de sa résidence à l’IERDJ et du prochain atelier mensuel Art et Droit qu’elle animera à partir du 23 mai prochain, Valérie Hayaert, historienne et fine spécialiste de l’intersection entre art et droit, a répondu à nos questions.
Les liens entre art et droit s’inscrivent dans la longue durée, et ce dès la plus haute antiquité. On songe à la stèle dans laquelle est gravée le Code de Hammurabi (Musée du Louvre), le premier recueil de lois écrites de l’histoire de l’humanité.
Valérie Hayaert
L’objectif de ces ateliers est de croiser les regards (professionnels du droit, architectes, artistes, chercheurs) pour interroger la dimension proprement déontologique de ces œuvres d’art
Valérie Hayaert
Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la relation entre l’art et le droit ?
C’est lors de la rédaction de ma thèse à l’Institut Universitaire Européen de Florence que j’ai pu admirer in situ, le fameux panneau de la Calomnie d’Apelle peint par Sandro Botticelli conservé aux Offices. Ce qui me fascinait, à la suite de Vasari et de bien d’autres, c’était que l’artiste florentin ait retrouvé, ou plutôt « inventé » le ‘caprice’ (le mot est de Vasari) d’un peintre antique (Apelle) accusé à tort par un rival, qui avait peint une allégorie pour protester contre les diffamations dont il avait été l’objet. On n’avait en effet conservé qu’un témoignage de ce tableau antique à partir de la description qu’en donne Lucien dans son traité sur la calomnie. Le texte du philosophe grec est une ekphrasis, une description qui cherche à rendre vivante une scène de justice. Mais au-delà d’un pur texte qui sert en réalité de canevas, les artistes qui s’emparent du sujet créent tour à tour une allégorie morale peinte à l’antique, destinée à raviver les fondements du bien juger. On représente, au cœur de l’espace judiciaire, une scène fondatrice, censée garantir la déontologie judiciaire et appartenir à chaque personne vivant au cœur de la République florentine, un territoire qui vit fleurir l’humanisme civique et ses garanties. Pour illustrer le mécanisme de la calomnie, Apelle a choisi de mettre en scène les personnifications d’états d’esprit et de concepts moraux, plutôt que de verser dans l’anecdote. Dès l’antiquité, l’art vient au secours de la Justice, il ne s’agit pas là d’un ornement ou d’un décor, ici la représentation sert des fins civiques et politiques, didactiques et déontologiques.
Comment l’art et le droit se sont-ils influencés mutuellement dans la longue durée ?
Les liens entre art et droit s’inscrivent dans la longue durée, et ce dès la plus haute antiquité. On songe à la stèle dans laquelle est gravée le Code de Hammurabi (Musée du Louvre), le premier recueil de lois écrites de l’histoire de l’humanité. Gravée à Babylone, vers 1760 avant J.C., la stèle présente dans la partie haute Hammurabi recevant les lois du dieu-soleil Shamash, patron de la Justice et dans la partie inférieure, 282 lois divisées en chapitres. L’idée que le droit serait d’abord un texte, autrement dit une espèce de capital linguistique et herméneutique, soumis à des normes de conservation et des règles procédurales de reproduction oublie donc ce point essentiel. L’articulation du droit à la justice ne se réduit pas à des codes écrits. Tout acte juridique, dans la mesure où il est performatif (serments, contrats, obligations, pactes) s’inscrit d’abord dans un champ de vision. L’importance du corps dans la délivrance de la loi, bien que constitutive de notre culture occidentale romano-canonique, n’a pas été explorée dans sa dimension visuelle. Selon les mots de Justinien, « l’empereur porte toutes ses lois dans sa poitrine ». Pendant des siècles et avec des survivances qui nous mènent parfois jusqu’au XIXe siècle, le Christ a été l’incarnation vivante de la loi de Dieu. Robert Jacob (1994) a même proposé que la naissance du juge des débuts de l’ère moderne soit fondée sur l’acte même de tenir une image devant soi. Les images de justice doivent être considérées comme des éléments constitutifs de la naissance du jugement en Europe. Il s’agira de s’interroger sur ce qui se passe lorsqu’un spectateur rencontre une image incarnée de la justice, que cet artefact soit une peinture, une sculpture ou un objet, inséré dans un rituel judiciaire significatif (par exemple, les pratiques d’humiliation, l’amende honorable, les rituels d’exécutions en effigie et de désamorçage de l’image). Une image de justice ne peut plus être considérée comme une œuvre d’art immobile, ou une occasion de déployer un récit religieux ou historique hors de son contexte judiciaire initial, mais comme un processus imaginal impliquant plusieurs fonctions (didactique, persuasive, mnémonique et surtout déontologique). L’examen des œuvres d’art « in situ », dans les lieux de justice où elles surgirent, permet ainsi d’expliquer le rôle-clé qu’elles jouent comme symboles.
Quels sont les principaux défis auxquels les artistes sont confrontés dans le contexte juridique actuel en Europe ?
Alors que les tenants de la démocratie participative contestent de plus en plus la pratique verticale du pouvoir, une des questions qui revient en force est celle de la représentation. Incarner la Justice, c’est aussi l’incorporer car la charge des juges leur fait obligation. Exercer le droit c’est aussi l’asseoir, au sens de lui donner un siège mais aussi une posture, une chair, une visibilité dans l’ordre des préséances et des hiérarchies. Alors que notre société multiculturelle ne peut plus compter sur le paradigme chrétien qui a prévalu jusqu’à la fin du XIXe siècle, il lui faut se réinventer. Pendant des siècles en Europe, le juge n’était en capacité de bien juger précisément parce qu’il siégeait devant une image du Jugement Dernier : autrement dit, s’il advenait qu’il vienne à faillir, il serait précipité le jour du jugement dernier parmi les déchus. En jugeant face à l’image qui lui rappelait dans cesse sa faillibilité, il prêtait serment devant Dieu et les hommes et il partageait ainsi le fardeau de sa lourde charge avec son double vertueux, le Christ du Jugement dernier. La grande cohérence de ce paradigme donnait à l’espace du bien juger une assise morale solide. Aujourd’hui, nous sommes à l’aube d’un nouveau paradigme et il importe de retrouver un sens à une nouvelle symbolique judiciaire. Le cadre du procès advient d’abord dans un environnement sensible (l’architecture du lieu, le dispositif d’accès, la disposition de la salle d’audience, les symboles accrochés au mur, le costume judiciaire et le rituel proprement dit). Les symboles et œuvres d’art qui peuplent nos lieux de justice doivent néanmoins correspondre à des mythes partagés pour renvoyer à des biens communs. Un des défis principaux qui attend les artistes contemporains est d’abord de composer avec cet héritage pluriséculaire : les palais de justice anciens sont des palimpsestes et des réceptacles, il est un déjà là avec lequel il faut articuler une vision neuve. L’autre écueil est la présence des écrans, des audiences en distanciel, d’une signalétique de plus en plus chargée mais aussi de l’impératif d’une forme de monumentalité judiciaire.
Dans le cadre de votre résidence, vous animerez prochainement l’atelier « Art et Droit » à l’IERDJ, quels sont les objectifs de ces séances ? Qu’en attendez-vous ?
L’objectif de ces ateliers est de croiser les regards (professionnels du droit, architectes, artistes, chercheurs) pour interroger la dimension proprement déontologique de ces œuvres d’art (dans le cas des allégories et symboles voulus par le pouvoir judiciaire lui-même). Au sein de l’enceinte de justice, l’image que l’institution veut donner d’elle-même est négociée entre différents acteurs et partenaires. Invention, réception et dissémination doivent être étudiées en détail. Il s’agit avant tout de faire le pari d’une forme de pluralité interprétative. Une image n’est pas un discours. Les pistes à creuser sont nombreuses, il y a par exemple le refus de considérer les images comme des outils performants en eux-mêmes. La justice, comme forme symbolique n’est jamais un bloc, encore moins une norme étriquée tributaire de codes iconologiques. A l’issue de ces échanges, les participants seront amenés à raviver les multiples références dormantes d’une grammaire qui ne demande qu’à être partagée. J’espère montrer que loin de se réduire à un simple environnement esthétique dont on pourrait parfaitement se débarrasser sans dommage pour le procès, ce cadre symbolique doit être compris et ressaisi comme un travail en amont de tout discours, un corpus pré-discursif qui agit néanmoins sur les actes de parole dans l’espace judiciaire.
Vous présenterez l’iconographie de la Calomnie d’Apelle et son traitement dans la salle du Conseil de l’hôtel de ville de Bâle. Pourquoi avoir choisi ce tableau en ouverture de l’atelier ?
J’ai choisi la Calomnie d’Apelle pour retracer l’histoire de la représentation judiciaire dans son double sens de figuration et de délégation. Apelle a en effet représenté sa Calomnie selon les formules des scènes de justice, il a cherché à donner une traduction visuelle à sa propre expérience de calomnié pour montrer les causes et les conséquences de la diffamation tout en figurant la condamnation d’un innocent injustement accusé à la suite de fausses allégations. Ces représentations servent donc à mettre en garde les juges contre les vices les plus dommageables à l’exercice du bien juger. A Bâle, Danzig et Nuremberg, les versions de ce thème s’adressent surtout aux juges et aux membres du tribunal. Des contemporains décrivent justement la Calomnie d’Apelle comme étant un sujet approprié pour ceux qui rendent la justice et plus d’un traité sur l’éducation du prince insiste sur ce caractère spécifique de l’allégorie. L’humanisme civique est donc la toile de fond qui donne un contexte d’ensemble à cette peinture d’une instruction partiale. L’allégorie vise à dénoncer, et les inscriptions latines renforcent encore ce message. C’est à travers la dualité du texte et des images que ces allégories étaient discutées, méditées et comprises à l’époque. Il s’agira donc de revenir sur l’iconographie de ces scènes qui, par leur complexité et leur portée, s’adresse en réalité plus aux juges et aux échevins qu’aux plaignants et aux accusés. Le décor judiciaire peut-il, doit-il ne s’adresser qu’à une partie des acteurs du procès ?