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Entretien avec Françoise Tulkens, nouvelle présidente du Conseil scientifique de l’IERDJ

Françoise Tulkens, © Mélissa Boucher

Françoise Tulkens a été nommée Présidente du Conseil scientifique de l’IERDJ par la dernière Assemblée générale de la Mission de recherche Droit et Justice, le 24 novembre 2021. Quelle est sa vision du Conseil scientifique au sein de ce nouveau GIP ? Quelles sont ses ambitions, ses priorités ? Entretien.

Laetitia LH : Vous avez été nommée Présidente du Conseil scientifique de l’IERDJ, quel est, à votre avis, l’avantage de cette fusion Mission de recherche Droit et Justice et IHEJ ?

Françoise Tulkens : J’y vois un réel intérêt et, sans exagérer, même une étape historique. La justice et le droit, en particulier les droits humains, sont essentiels dans une démocratie vivante et ils valent la peine non seulement que l’on y consacre sa vie mais que que l’État y consacre les plus grandes énergies. Au moment où la situation politique, économique et sociale est tendue, au moment où nous vivons des crises multiples, où nous survivons à des pandémies en cascade, où le désenchantement et la perte de confiance dans le droit et la justice fragilisent les citoyens, la fusion entre ces deux institutions d’excellence constitue un signal fort. Le temps n’est plus à la division mais à la synergie, il n’est plus à la concurrence mais à la complémentarité. Il faut réunir les forces et non pas les disperser. Je connais depuis des décennies ce prestigieux Institut des Hautes études sur le droit et la justice (IHEJ), un lieu d’effervescence intellectuelle qui a inspiré des générations d’académiques, de scientifiques et de praticiens.  Le GIP, de son côté, dont j’ai apprécié la rigueur et la déontologie en tant que membre du Conseil scientifique, est un lieu indispensable de soutien à la recherche aussi bien la recherche de pointe que la recherche de veille. La création du nouvel Institut – auquel il faudra rapidement donner un nom plus inspirant que le sévère acronyme IERDJ – signe l’engagement de six institutions fondamentales de l’État, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour des comptes, la Cour de cassation, le ministère de la Justice et bien sûr le CNRS, au service du droit et de la justice. C’est unique.

Laetitia LH : Quelle est l’ambition que vous portez pour le Conseil scientifique et votre vision stratégique ?

Françoise Tulkens : Je pense qu’il faut s’efforcer de répondre au moins à ces trois questions : quelle recherche voulons-nous, pour quelle justice, avec quelles priorités ?

Tout d’abord, je souhaite que le Conseil scientifique de l’IERDJ contribue à une justice de qualité. La justice est sinon la finalité du doit, en tous cas l’horizon vers lequel celui-ci doit tendre. Une justice de qualité, d’excellence, sans élitisme, une justice pour toutes et tous, ancrée dans le réel mais adaptée aux évolutions, responsable, exemplaire, telle est ma vision de la justice au service de laquelle l’IERDJ peut contribuer. Grand témoin du droit et de la justice de notre temps, Nicole Maestracci rappelle justement que « la justice ce n’est pas gérer des stocks mais discuter, travailler avec des personnes, des hommes, des femmes, des enfants ». C’est cette justice humaine que nous voulons qui est essentielle pour la société, pour les justiciables, les professionnels.

Dans cet esprit, comment maintenant envisager concrètement la recherche au sein du Conseil scientifique de l’IERDJ ? Tout d’abord, il me semble important que toutes les parties prenantes de la justice (les juges et tous les magistrats, les avocats, les notaires, le personnel de soutien, l’ensemble de ce qui constitue la justice sous toutes ses formes) puissent exprimer leurs attentes et il faudra que l’on trouve des canaux de collaboration pour que ces attentes puissent être exprimées. Le rôle du Conseil scientifique est de faire remonter ces demandes pour qu’elles puissent alimenter les discussions, les débats, les orientations. Ensuite, le conseil scientifique doit s’assurer et être garant d’une recherche qui réponde à des exigences fondamentales. Une recherche solide, réaliste et sérieuse sur le plan méthodologique, une recherche intègre et indépendante, interdisciplinaire aussi. La justice vit dans la société et elle doit être pensée, selon les objets de recherche, dans sa dimension politique, philosophique, sociologique, psychologique, économique, technologique aussi aujourd’hui. La justice a besoin également d’une recherche qui s’attache aussi bien au niveau local qu’au niveau national, européen et international. Il faut aujourd’hui être capable de travailler sur tous ces niveaux. La justice est globalisée, elle doit à la fois être solide dans la proximité et solide dans la mondialisation.  La justice a également besoin d’une recherche prospective, je dirai plutôt une recherche visionnaire qui permet de répondre aujourd’hui aux questions de demain. Non seulement comprendre le passé mais vivre le présent et penser l’avenir. Mais, en même temps, il faut aussi que la recherche ait un impact sociétal, afin de combler le fossé entre ce que l’on sait et ce que l’on fait, les problèmes étant aussi bien du côté des chercheurs que des praticiens et il y a là un nœud difficile.

Voilà, dans une première évaluation, les qualités de la recherche qui constitueront pour nous au Conseil scientifique une boussole au service d’une justice de qualité.

 Une justice de qualité, d’excellence, sans élitisme, une justice ancrée dans le réel, adaptée aux évolutions, responsable, exemplaire, telle est la vision de la Justice au service et à l’horizon de laquelle l’IERDJ peut contribuer

Laetitia LH : Que pensez-vous des thèmes prioritaires retenus lors de l’AG du 24 novembre 2021 ?

Françoise Tulkens : Ils m’intéressent beaucoup. Ce sont des thèmes importants.

Le(s) droit(s) des générations futures, il convient d’y réfléchir sérieusement car il est de nature à « bousculer les idées et les principes de droit », comme disait Burdeau. Il est aussi singulièrement novateur et susceptible de répondre au dialogue des juges. Si l’on traduit cette orientation en termes de droits humains, c’est la troisième génération de ceux-ci fondée sur la solidarité notamment intergénérationnelle qui voit le jour. Ce thème, en outre, ne concerne pas que le climat ni l’environnement et on pourra le décliner dans d’autres questions critiques comme la paix, la dette, la pauvreté, la bioéthique.

La seconde priorité est « la confiance dans la justice ». On perçoit très bien, dans de nombreux pays et même devant la Cour européenne des droits de l’homme, une de perte de confiance du public envers la justice. Qu’attend-t-on de la justice ? Le droit est fait pour les justiciables, pour les personnes, il n’est pas fait pour les livres de bibliothèques, il n’est pas fait pour les juges, il est fait pour les personnes. Comment déterminer ce besoin de justice de la société civile et cette attente du citoyen et comment mieux les prendre en compte ? Quels sont les obstacles pour déterminer ce besoin de justice ? Quels sont les déterminants de la justice ? Voilà pour moi des questions qui doivent se poser à la fois au niveau local, national, européen et international. Il faudra s’attacher aux besoins de justice, de toute justice et au-delà de la justice pénale, ne pas oublier la justice civile et la justice administrative.

La question des identités professionnelles enfin, est une question qui mérite une grande attention : ce sont des hommes, des femmes qui travaillent avec une immense motivation mais avec des difficultés que l’on ne peut plus passer sous silence. Comment se sentent-ils, vivent-ils aujourd’hui ? Au sein de la justice, je vois réapparaitre ces questions à travers les témoignages que l’on entend. Les magistrats perdent confiance, travaillent au chronomètre, à la rentabilité, au stock. Juger n’est pas simplement appliquer une disposition du Code, c’est faire en sorte que le droit que nous gérons, que nous interprétons, puisse apporter des réponses à des personnes en souffrance ou en difficulté. Mais là ce ne sont pas les juristes seuls qui vont trouver une solution à ces problèmes. Nous devons travailler en réseau.

La création du nouvel Institut signe l’engagement de six institutions fondamentales de l’État, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour des comptes, la Cour de cassation, le ministère de la Justice et et bien sûr le CNRS, au service du droit et de la justice. C’est unique.

Laetitia LH : Comment envisagez-vous cette nouvelle responsabilité ?

Françoise Tulkens : Tous ces sujets vont apparaître et être discutés au Conseil Scientifique de l’IERDJ au fil des projets soumis à notre examen.  J’exercerai cette présidence avec la plus grande motivation, au meilleur de mes possibilités. Le Conseil scientifique est composé d’une trentaine de personnes venant d’horizons variés, en lien avec le droit et la justice. Nous travaillerons dans une atmosphère de compréhension réciproque et où personne ne s’attache à ses dogmes. Tous les dogmes doivent pouvoir être revisités. De plus l’équipe de direction de l’IERDJ est vraiment ce que l’on peut avoir de mieux et je me réjouis de travailler avec elle.

Pour aller plus loin : Docteur en droit, licenciée en criminologie et agrégée de l’enseignement supérieur, Françoise Tulkens a été professeure à l’Université de Louvain et a enseigné, tant en Belgique qu’à l’étranger, le droit pénal général et spécial, le droit pénal comparé et européen, le droit de la protection de la jeunesse ainsi que les systèmes de protection des droits de l’homme. Juge à la Cour européenne des droits de l’homme de novembre 1998 à septembre 2012, elle a assumé les fonctions de présidente de section et de vice-présidente de la Cour. Depuis 2011, elle est membre associé de l’Académie royale de Belgique (Classe Technologie et Société). Françoise Tulkens a présidé de 2012 à 2016 la Fondation Roi Baudouin. Elle a été membre ou vice-présidente de plusieurs instances de haut niveau : Comité consultatif des Nations Unies sur les droits de l’homme au Kosovo (Human Rights Advisory Panel for Kosovo), Comité scientifique de l’agence européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne (Vienne), Commission d’experts chargée d’évaluer les législations belges contre les discriminations et également, jusque 2019, co-présidente du Comité de direction de l’Institut de promotion des formations sur l’islam en Fédération Wallonie-Bruxelles. Depuis 2016 elle est vice-présidente et présidente de la Commission fédérale de déontologie et pendant trois ans juge au tribunal administratif du Conseil de l’Europe (2018-2021). Elle est membre du High Level Panel of Legal Experts on Media Freedom à la demande du gouvernement du Royaume-Uni et du Canada. Françoise Tulkens est l’auteur de nombreuses publications dans le domaine des droits humains et du droit pénal ainsi que d’ouvrages de référence, notamment : Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques (avec M. van de Kerchove), 10ème éd., 2014, et Droit de la jeunesse. Aide, assistance et protection (avec Th. Moreau), 2000. Elle est docteur honoris causa des Universités de Genève, Limoges, Ottawa, Gand, Liège et Brighton.